La Folie des grandeurs (1971)
Posté le 2012-03-09 02:21:05

En novembre 1960, Gérard Oury se voit proposer de jouer Don Salluste dans "Ruy Blas" de Victor Hugo, à la Comédie-Française. L'atmosphère n'est pas des plus agréables. Robert Hirsch quitte la pièce une semaine avant la première à la suite de désaccords violents avec le metteur en scène, et en rend Oury responsable dans la presse. Les deux acteurs vont jusqu'à en venir aux mains dans l'enceinte de la grande maison ! Jean Piat remplace Hirsch dans le rôle de Don César. Malgré ces tensions, il vient à Gérard Oury une grande idée. "À chaque représentation, pendant l'acte II dont je ne suis pas, ou tandis que mort j'attends de me relever, je pense qu'on pourrait faire de ce drame une irrésistible comédie : quiproquos valet-maître, maître déguisé en laquais, duègne folingue, Barbaresques chez lesquels Salluste expédie son cousin César, maison truquée, reine d'Espagne somme toute complètement idiote. Et ce Salluste, pourquoi toujours le faire jouer en troisième couteau ? Moi, je le distribuerais à un acteur comique, Louis De Funès par exemple. Je sais, il est inconnu mais il a du génie, on s'en apercevra bientôt."

Il lancera De Funès cinq ans plus tard avec Le Corniaud en l'associant à Bourvil. Le duo est reformé pour La Grande Vadrouille pendant le tournage duquel Oury lui parle de son idée de parodie de "Ruy Blas". Le projet est lancé (avec Alain Poiré comme producteur à la Gaumont) mais ne sera annoncé qu'en 1970, sous le titre Les Sombres Héros. Oury écrit le scénario avec Marcel Jullian et sa fille Danièle Thompson. Chacun a en tête le mauvais état de santé de Bourvil, qui parvient tout de même à tourner Le Mur de l'Atlantique et Le Cercle rouge, mais personne ne voit arriver le drame. Le 23 septembre, Oury apprend sa disparition alors qu'il est à New York pour fignoler le script avec sa fille. Le choc est immense. L'homme vient de perdre un ami et le metteur en scène doit renoncer à son film...

Une semaine plus tard, Gérard Oury se rend à une soirée mondaine à Paris. "Soudain, je tombe nez à nez avec Simone Signoret. " Tu ne vas pas bien, j'imagine ? " me dit-elle. (…) " Par qui comptes-tu remplacer Bourvil ? " Je réponds que le film ne se fera sans doute pas parce que personne n'est capable de jouer le rôle. " Lui ! " fait-elle alors, pointant l'index vers quelqu'un derrière moi. Je me retourne et découvre Montand, dos à nous, en conversation avec Michel Auclair. Je dois avoir l'air stupéfait. " Si tu réécris le rôle en l'orientant un peu différemment et si j'ai pigé le sens de ton histoire, seul Montand peut éventuellement faire couple avec De Funès. " " Ce dernier, qui pensait se retirer du projet, est ravi par cette idée et Alain Poiré y voit un duo en or. Mais si l'interprète de Z a déjà tourné deux comédies (Le Milliardaire et Le Diable par la queue), il ne s'est encore jamais frotté au burlesque, et il hésite. Il téléphone alors à Jean Gabin pour lui demander conseil, comme le raconte la fille de ce dernier, Florence Moncorgé. "Mon père, pragmatique, lui posa la question : " Combien on te donne ? " " Une somme assez conséquente... " " Alors, dis oui tout de suite. " "

Mais en décembre, Yves Montand prévient Oury que si Franco fait condamner à mort les seize nationalistes de l'ETA jugés (pour la première fois en public) à Burgos, il ne se rendra pas en Espagne... Le cinéaste sait que son acteur restera fidèle à ses engagements politiques. A la Gaumont, on fulmine mais que faire sinon attendre l'issue du procès ? Le 28 décembre, six condamnations à mort sont prononcées et les autres écopent de plus de cinq cents ans de prison. Deux jours jours plus tard, sous la pression internationale, le Caudillo gracie les Basques et transforme les peines en années de prison. Yves Montand peut donc se rendre en Espagne.

Le tournage de La Folie des grandeurs (désormais son titre définitif) débute le 19 avril 1971 à Almeria, au sud de l'Andalousie. "Quand Montand débarqua en compagnie de Louis De Funès, se souvient le régisseur Jean Pieuchot, les reporters se précipitèrent d'abord vers lui car L'Aveu de Costa-Gavras obtenait un grand succès à Madrid. Chacun le harcela de questions au point que De Funès, qui parlait couramment espagnol, eut lieu de se sentir négligé. Je suivais la scène avec attention et le vis, pâle et silencieux, abandonné par la presse, s'asseoir dans un coin avec son épouse ulcérée. Je me disposais à intervenir, mais Yves Montand avait pris conscience de la situation et me devança. Habilement, il amena les journalistes à son partenaire et ami en le prenant par le bras pour le mettre face aux caméras. L'équilibre était rétabli." Sur place, deux autres films sont en tournage : Soleil rouge de Terence Young et Adios Sabata de Gianfranco Parolini. Dans le seul hôtel luxueux d'Almeria, l'équipe d'Oury croise ainsi Alain Delon, Charles Bronson, Ursula Andress et Yul Brynner. "Dès la sortie du parking, raconte l'assistant Jean-Claude Sussfeld, une multitude de flèches de couleurs différentes, plantées au sol, ou accrochées à des poteaux, indiquent la direction des autres tournages. " Ce qui n'empêche pas un matin Alain Poiré de confondre le symbole du soleil rouge du film du même nom avec celui de la Gaumont et de se retrouver en plein western dans un rio éloigné...

La région d'Almeria a beau être désertique, et avoir pour cela attiré des cinéastes comme David Lean ou Sergio Leone, le climat est exceptionnellement... pluvieux ! Impossible dans ce cas de tourner. L'herbe s'est même mise à pousser dans le sable et il faut engager des équipes pour désherber le désert ! Avec du retard, l'équipe se rend ensuite à Grenade. "Il y faisait un froid de canard ! se souvient Poiré. Les habitants disaient n'avoir pas vu un temps pareil depuis cinquante ans. Nous avions planté des fleurs artificielles - en mai ! - dans les célèbres parterres de l'Alhambra pour donner un air de gaieté à notre Espagne transie. " Le film se poursuit à Madrid où des scènes doivent se tourner dans les salles du palais de San Lorenzo de El Escorial. " Mais quand nous fûmes sur place, raconte le décorateur Georges Wakhevitch, l'autorisation ne nous fut pas donné. Nous avons donc été contraints d'en construire des répliques à échelle plus réduite sur les plateaux de Madrid et de Paris. De même, l'impossibilité de tourner dans de vieilles rues, nous obligea à édifier tout un complexe de places, de ruelles et de patios."

L'ambiance entre les deux stars est très bonne, l'alchimie a pris. Ils s'isolent parfois dans un coin du plateau et viennent ensuite faire des propositions à leur réalisateur qui "achète" ou pas. Mais les deux hommes n'ont pas le même tempérament devant la caméra et Oury se retrouve avec le même problème qu'avec le duo Bourvil-De Funès. "Yves Montand est un acteur très raisonné, qui apporte à son métier une qualité de travail exemplaire, explique le producteur Alain Poiré. (…) Comme pour Michel Simon, trop recommencer les prises lui était un supplice. Inversement, Louis De Funès était retenu par une sorte de pudeur, que Gérard le forçait à surmonter en le poussant, en l'excitant comme un boxeur. Impossible de prévoir quand allait se déclencher cette forme de folie - la création est toujours une folie - qui le faisait se dépasser et faire des choses imprévues, insensées et irrésistibles. Le pauvre Montand, à refaire dix, douze, dix-huit fois la même chose, devenait fou ! Il lui a fallu une bonne dose de patience, de considération pour son partenaire et de conscience professionnel pour l'endurer !"

Alice Sapritch (qui vient de jouer la femme de De Funès dans Sur un arbre perché) interprète Doña Juana, la duègne convaincue que Don César est amoureux d'elle. Sa scène de strip-tease devant Yves Montand, si elle deviendra mémorable, lui a demandé beaucoup de travail. Oury l'a confiée à Alain Bernardin, le patron du Crazy Horse Saloon, qui lui a donné comme professeur une "spécialiste", Sophia Palladium. La scène est tournée à Madrid le 26 mai. "Sapritch danse, roule des yeux énamourés, se déloque devant un Montand dont l'expression terrifiée met en valeur le travail d'Alice. Mais quand arrive le petit coup de cul que la duègne doit donner vers l'arrière, c'est la panne. Sapritch, si je peux me permettre, a perdu la main ! On s'acharne en vain. Je ne fais ni une ni deux. La production téléphone à Paris et Sophia Palladium rapplique par le premier avion. L'effeuilleuse enfile la culotte à frou-frous et je filme en gros plan le petit derrière de Sophia Palladium se déhanchant en cadence au son du blues de Polnareff. Il y a certes une différence de gabarit entre le menu fessier de la jeune Sophia et l'arrière-train plus conséquent de notre chère Alice, mais une fois le plan monté, une chatte n'y reconnaîtrait pas ses petits !"

Le film sort en décembre et attire cinq millions et demi de spectateurs, soit autant que Le Cerveau. Ce qui n'empêche pas la Gaumont d'être un peu déçue...

Philippe Lombard

[Sources : "L'Envers des décors" de Georges Wakhevitch (Robert Laffont, 1977), "Mémoires d'éléphant" de Gérard Oury (Olivier Orban, 1988), "200 films au soleil" d'Alain Poiré (Ramsay, 1988), "Quitte à avoir un père, autant qu'il s'appelle Gabin…" de Florence Moncorgé-Gabin (Le Cherche-midi, 2003), "Régisseur de cinéma" de Jean Pieuchot (Dualpha editions, 2003), "De clap en clap" de Jean-Claude Sussfeld (L'Harmattan, 2011)]

Titre Original :
FOLIE DES GRANDEURS, LA

Titre anglais :
DELUSIONS OF GRANDEUR

Année : 1971

Nationalité : France / Espagne / Italie / Allemagne de l'Ouest

Réalisé par :
Gérard Oury

Ecrit par :
Gérard Oury, Danièle Thompson & Marcel Jullian

Musique de :
Michel Polnareff

Interprété par :
Louis de Funès, Yves Montand, Alice Sapritch, Karin Schubert, Alberto de Mendoza, Venantino Venantini, Gabriele Tinti & Paul Préboist


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