Originaire du Michigan, Edward Meeks
est devenu une vedette en France avec la série des Globe-trotters.
Il a également promené son accent dans de nombreux films européens
et américains, où il a eu l'occasion de croiser Robert
Mitchum, Jean Gabin ou Grace
Kelly. Il revient pour Histoires de Tournages sur sa carrière.
Philippe Lombard : Vous avez débuté votre carrière
comme cascadeur sur "Le Jour le plus long"...
Edward Meeks : À cette époque, j'avais une bourse pour étudier
et je suivais les cours du Centre Dramatique de l'Est à Strasbourg. En
lisant le Herald Tribune, j'ai appris qu'on préparait à Paris
Le Jour le plus long. J'ai donc fait du stop pour
me rendre dans la capitale où j'ai rencontré Margot Capelier,
la directrice du casting. Quand je lui ai dit que j'étais américain
et que je venais de l'Est de la France, elle a commencé à douter
de mon histoire. J'ai alors sorti de mon porte-feuille un petit article d'un
journal alsacien qui parlait d'une pièce de théâtre, Golden
Boy de Clifford Odets, que j'avais jouée et mise en scène
à la Faculté des Lettres de Strasbourg. Elle m'a alors cru et
m'a dit : "Je ne peux pas vous donner un rôle tout de suite mais
accepteriez-vous de travailler comme cascadeur ?" Cascadeur dans un
grand film de la Twentieth Century Fox ? Je n'ai pas hésité un
moment et j'ai dit oui. Je me suis dirigé vers la porte et, comme dans
une scène de Columbo, elle m'a dit : "Ah, encore une question
!". Elle m'a demandé si j'avais déjà fait du parachutisme.
Je me suis dit à moi-même : "Merde ! Si je dis non, je
vais louper l'affaire, et si je dis oui, je vais me tuer !" (rires)
J'ai donc décidé de vivre et elle m'a dit : "Ça
ne fait rien !" Quelques jours plus tard, j'ai reçu un télégramme
à Strasbourg et je suis revenu en stop. C'était mon premier rendez-vous,
j'étais dans un état d'euphorie, je sentais un tournant dans ma
vie. Au matin, en arrivant aux studios de Boulogne, j'avais l'impression d'être
John Wayne ou Henry Fonda !
J'ai tourné au coin, j'ai suivi le petit passage jusqu'à la cour
de derrière et là... il y avait au moins trois cents mecs, exactement
comme moi ! (rires) Ça m'a ramené à une certaine réalité.
Mais j'ai été sélectionné.
Vous avez suivi un entraînement militaire ?
Oui, à Versailles, nous étions sous les ordres d'un ancien sergent
de l'armée allemande. Il était exigeant et on a travaillé
trois semaines avant qu'on ne nous emmène sur les plages en Normandie.
Pendant trois mois, j'ai fait des cascades. J'ai été tué
je ne sais combien de fois, la plupart du temps en uniforme allemand mais aussi
anglais, polonais, américain et français. Quand j'ai vu le film
à sa sortie, je faisais rire ma femme parce que je lui disais "Là,
c'est moi qui tombe par la fenêtre !", "C'est moi qui
suis écrasé juste à côté du canon !"
(rires)
Comment avez-vous obtenu un rôle sur le film ?
Pendant le tournage, Daryl Zanuck, le producteur, a demandé un acteur
à Hollywood pour un petit rôle de lieutenant américain.
Mais celui-ci avait déjà signé pour un autre film. Ça
a rendu fou de rage Zanuck, qui donnait des coups de pieds dans le sable ! Le
premier assistant, Bernard Farrel (le fils de Jacques Feyder et Françoise
Rosay), lui a alors parlé de moi. "Allez le chercher !"
Je vais le voir, il me regarde, me fait donner le texte. Une demi-heure plus
tard, je rentre à nouveau dans la tente où il est entouré
de tous ses assistants. Je joue la scène. C'est peut-être le moment
le plus important de ma vie professionnelle. Long silence. Zanuck retire son
cigare et il dit : "Bernard ! Je crois que votre protégé
va faire l'affaire, c'est une regular little vedette !" Et ma vie a
changé ! Jusque-là, j'étais tout le temps obligé
de trouver une explication à ma situation : pourquoi avais-je quitté
l'Amérique pour apprendre le métier d'acteur en France alors que
je ne parlais pas français ? C'était illogique. Et là,
la logique est tombée.
Et vous donnez la réplique à Robert
Mitchum ...
On me l'a présenté quatre jours plus tard, il venait d'arriver
de Hollywood. Le jour de la scène, un assistant est venu nous voir pour
nous dire : "Monsieur Mitchum , Monsieur
Meeks, vous pouvez approcher de la caméra ? Dans quelques minutes, c'est
à vous." Je me suis levé et j'ai vu la centaine de personnes
qui se trouvaient derrière la caméra, contre une douzaine sur
un film normal. Mais Le Jour le plus long était
quelque chose d'énorme ! Il y avait les membres de l'équipe de
toutes nationalités, mais aussi des agents, des journalistes, des touristes,
de la famille... J'ai vu tout ça et je me suis retourné vers Robert
Mitchum , l'une des plus grandes vedettes de Hollywood... Dans quelques
minutes, j'allais pour la première fois de ma vie me retrouver devant
une caméra en train de jouer la comédie... Je sentais mes genoux
qui faisaient "clac ! clac !" (rires) J'ai dit à Mitchum
: "M. Mitchum , je ne sais pas si je peux le
faire..." Il a avancé sa main, a mis son bras autour de mes épaules
et s'est penché à mon oreille. Il m'a dit un seul mot en anglais,
mais ce qui comptait, c'était la façon dont il l'a dit : "Shit
!". Ça voulait dire "C'est rien du tout ! Tu vas faire
ça les mains dans les poches !" Il avait tout dit !
Votre carrière a donc vraiment débuté à partir
de là ?
Oui, sur le plateau, j'ai pu rencontrer des gens, et un des acteurs m'a conseillé
d'aller voir de sa part son agent sur les Champs-Elysées. Je suis donc
entré chez MCA et le premier film qu'on m'a fait faire, c'est Le train
de Berlin est arrêté avec Sean Flynn.
Ensuite, René Clément
m'a convoqué pour un rôle de pilote anglais caché par la
Résistance dans Le Jour et l'heure avec Simone
Signoret. L'entretien s'est très bien passé et au moment
de partir, il m'a dit quelque chose au sujet de l'Angleterre. Et bêtement,
j'ai dit "Mais vous savez, je suis américain." "Ah
bon !" Il était déçu. J'ai appris qu'après
mon départ, Clément a
demandé à son assistant Claude Pinoteau
d'aller en Angleterre trouver un acteur proche de moi physiquement. Mais quelques
semaines plus tard, le cinéaste a demandé à ce que l'on
me fasse venir sur le tournage. Je suis arrivé et Clément
m'a invité à table. Après manger, j'ai commencé
à discuter tout naturellement avec la vedette américaine du film,
Stuart Whitman. Et il y avait aussi les acteurs
anglais. Puis, Clément a dit
: "Ça y est ! Maintenant que je vois Edward avec l'Américain,
je me rends compte qu'il fait vraiment américain, et l'anglais fait vraiment
anglais. Je vois la différence !" (rires) Donc, j'ai perdu le
rôle et je suis retourné à Paris le lendemain, extrêmement
déçu. C'est fou dans ce métier comme on peut frôler
les choses... J'ai quand même eu une journée de tournage dans un
petit rôle d'Anglais.
Il y a plusieurs acteurs américains en France à l'époque
comme Jess Hahn ou Bill Kearns.
Y avait-il une rivalité entre vous ?
J'ai connu Jess Hahn sur Le train de Berlin est arrêté
et j'ai espéré tourner de nouveau avec lui mais ça ne s'est
pas fait. J'ai rencontré Bill Kearns chez Roger
Planchon et j'ai joué avec lui pendant deux ans au théâtre
Marigny dans Nini la chance avec Annie Cordy ! Je ne crois pas qu'il
y ait eu des rivalités entre nous, il faut dire que je n'avais pas le
même emploi qu'eux. Entre Jess et Bill, c'est possible. On pouvait peut-être
penser à eux deux pour les mêmes rôles, je ne sais pas...
En 1966, vous devenez vedette avec la série télé
Les Globe-trotters au côté d'Yves Rénier.
J'avais entendu que la Franco-London cherchait un Américain pour une
série. J'ai passé un essai avec le réalisateur Claude Boissol
et j'ai obtenu le rôle. Le tournage se faisait de façon très
rapide et il fallait souvent ajuster les scènes en fonction des conditions
du moment. Malheureusement, l'acteur avec qui je formais le duo n'avait pas
d'expérience et ça se passait très mal. On a fait trois
épisodes : "Paris", "Marseille" et
"Naples". Et en Sicile, les producteurs ont rappelé
Boissol à Paris pour qu'il trouve un autre acteur. Il est revenu avec
Yves Rénier. On est parti à Istanbul
puis en Iran. L'épisode suivant devait se tourner à la frontière
de l'Inde et du Pakistan mais une guerre a éclaté à ce
moment-là, on s'est donc rabattu sur la Thaïlande. Puis, ce fut
Hong Kong, les Philippines et Tokyo. On est revenu en France pour retourner
avec Rénier les épisodes de Paris
et Marseille. La deuxième saison a été tournée au
Canada, en Écosse, en Scandinavie, en Hongrie et en Roumanie, et la troisième
au Mexique, en Argentine, au Pérou et au Brésil.
La télévision avait donc beaucoup de moyens pour assurer un
tournage à travers le monde ?
Oh non, Les Globe-trotters s'est fait avec des bouts de ficelle ! C'est
un miracle ! On a fait une vingtaine de pays, et j'ai le souvenir que dans la
moitié d'entre eux, le dernier jour de tournage avant le départ,
le directeur de production nous disait : "Attention, vous avez deux
heures !" Et si on ne parvenait pas à mettre en boite la scène,
le reste de l'épisode ne tenait pas debout. Et dès qu'on entendait
le mot "coupez !", on se précipitait en mini-bus à l'aéroport
pour prendre l'avion pour le prochain pays. Le budget était tellement
serré que si on restait un jour de plus, cela pouvait être une
catastrophe pour la production.
En 1969, vous interprétez le pilote de l'avion détourné
dans Le Clan des Siciliens...
Quand on tournait à l'aéroport du Bourget, on ne pouvait pas
empêcher le public d'arriver. Une flopée de gens s'est approchée
de Delon. Et moi, j'étais aussi très
entouré, à cause des Globe-trotters ! À cette époque,
beaucoup de vedettes de cinéma n'auraient pas apprécié
du tout. Moi, je n'avais qu'un rôle secondaire, alors que lui partageait
l'affiche avec Gabin et Ventura.
Mais Delon était au-dessus de tout ça.
Quand il a vu le paquet de gens qui m'entourait, il m'a fait un signe amical.
Il était aussi content pour moi qu'il l'était pour lui. Or, certaines
vedettes, beaucoup moins importantes que lui, n'auraient pas apprécié
de voir un acteur de télé lui faire concurrence, en quelque sorte.
Quels souvenirs gardez-vous de Jean Gabin ?
J'avais tourné avec lui dans Maigret voit rouge en 1963, et j'ai
eu l'astuce de ne pas en profiter. Le premier jour du tournage, je ne suis pas
allé vers lui, j'ai laissé faire. Et il est venu vers moi, gentiment,
avec beaucoup de classe et de respect. Il a commencé à me parler.
Il a compris que je ne voulais pas l'embêter ni profiter du fait que je
le connaissais déjà. Il aimait bien parler anglais avec moi. Gabin
était parti en Amérique pendant la guerre et il avait acquis une
base, mais je doute sérieusement qu'il ait eu souvent l'occasion de parler
anglais. Alors, il profitait de la présence d'un acteur américain.
Et quand on parlait de quelque chose qui devenait un peu plus nuancé
ou compliqué, il continuait en français, puis il revenait à
l'anglais quand il était plus à l'aise. Delon
avait un respect pour Gabin, c'était fabuleux
! Il n'y avait pas de sentiment de compétition entre deux vedettes. Pour
lui, c'était Gabin qui était la vedette.
C'était très beau de voir ce respect qui n'était pas fabriqué.
Vous avez tourné le dernier film de Grace Kelly,
Rearranged, resté inédit...
À la fin des années soixante, j'ai été invité,
grâce aux Globe-trotters, au festival de télévision de Monaco.
C'est là que j'ai rencontré ma femme, la romancière Jacqueline
Monsigny. On était ensemble dans la file d'attente à Orly puis
assis côte à côte dans l'avion, on ne se quittait plus !
(rires) Et la princesse Grace a vu notre histoire se poursuivre sous ses yeux,
on est donc devenu "son" couple, car c'est grâce à elle
et à ses invitations que Jacqueline et moi nous sommes rencontrés.
On la voyait régulièrement et chaque fois qu'on était sur
la Côte, on avait l'habitude de lui téléphoner pour la voir.
Elle nous a invités pour l'inauguration de son théâtre,
notamment. On est devenu de plus en plus amis, elle avait confiance en nous.
Et un jour, elle a eu l'idée de faire un film et nous en a parlé
dans sa maison parisienne. "Jacqueline, je veux que vous écriviez
un scénario et je veux Edward comme partenaire." C'était
un énorme cadeau pour nous, car elle aurait pu avoir qui elle voulait
à Hollywood ! Ma femme a écrit Rearranged, une jolie comédie
basée sur un quiproquo (Ndla : un astrophysicien arrive à Monaco
pour une conférence scientifique mais la princesse Grace le prend pour
un journaliste anglais qui doit écrire un article sur le concours international
de fleurs de Monaco). Elle a produit elle-même le film, tourné
à Monaco en 1980, ce qui supprimait les craintes de nombreux habitants
de la voir quitter la principauté pour reprendre une carrière
hollywoodienne. Quatre ou cinq cents personnes ont assisté à la
première qui a été un succès. La princesse s'est
alors rendue aux États-Unis pour vendre le film à la télévision.
Ils étaient tous prêts à le diffuser mais il fallait rajouter
vingt minutes pour faire un One-Hour Special. À son retour, nous
en avons discuté tous les trois et nous avions convenu de nous reparler
en septembre (1982). Mais la veille du jour où je devais lui téléphoner,
j'ai appris comme tout le monde la terrible nouvelle de sa mort... Beaucoup
de gens m'ont contacté pour obtenir le film mais les enfants ont décidé
que la douleur était tellement grande qu'il ne fallait pas le sortir.
J'ai une copie de Rearranged dans un coffre à la banque. Peut-être
qu'un jour, les enfants reviendront sur leur décision...
Vous êtes en 1985 le commanditaire d'une opération
commando pour délivrer un général de l'Otan dans Les Loups
entre eux de José Giovanni...
C'est Max von Sydow qui devait jouer mon rôle.
Mais au dernier moment, il a laissé tomber le film pour aller faire une
pièce à Londres. José Giovanni
a alors commencé à chercher une autre vedette du côté
d'Hollywood. Et TF1, qui était le coproducteur du film, lui a dit : "Vous
cherchez un acteur à plusieurs millions de dollars, alors que ça
ne va rien changer au destin du film. Nous, nous avons produit Le Grand Carnaval
d'Alexandre Arcady, dans lequel Edward Meeks jouait
un rôle similaire de colonel américain. Nous pensons qu'il pourrait
très bien le faire." En bon Corse, Giovanni
n'aimait pas qu'on lui impose quoi que ce soit sur ses films et il me l'a bien
fait sentir pendant le tournage. Il n'était pas question pour lui de
me faire trop de compliments. Mais de toute façon, il avait tellement
de problèmes avec les autres acteurs qu'il avait autre chose en tête
! (rires) Notamment à cause des bagarres rendues un peu trop réalistes
par le costaud Jean-Roger Milo qui "vivait"
son personnage. Par la suite, avec Giovanni
on s'est revu lors de signatures de livres, et il s'est toujours montré
très amical. (Ndla : d'autres "problèmes" sont survenus
sur le plateau, entre Giovanni et Niels
Arestrup par exemple, sans compter un accident mortel d'hélicoptère).
Vous avez eu l'occasion de revenir aux États-Unis avec le téléfilm
"Michigan Mélodie" (1986)...
Oui, c'était l'adaptation d'un roman de mon épouse, Mariage
à la carte. C'était merveilleux car j'ai pu lier les deux
moitiés de ma vie ensemble. Sur place, j'ai fait faire de la figuration
à mon père, mes frères, mes belles-surs... Toute l'équipe
était française. Et quand les Américains les ont vu débarquer,
il y a eu un échange extraordinaire d'amitié. Les Français
ont découvert l'Amérique profonde. Il y avait une bonne énergie.
Avec "Châteauroux District" (1987), vous interprétez
votre premier rôle de méchant.
Oui, et après, j'ai pu en enchaîner d'autres. Un jour, on m'a
proposé un rôle d'ambassadeur dans un épisode de Navarro
(en 1989), mais je préférais le personnage du fou revenu du Vietnam
qui poursuivait une Chinoise. J'ai montré au réalisateur Patrick
Jamain et à Roger Hanin une scène de
Châteauroux District, et Roger a dit "Voilà notre personnage
!" À partir de là, les rôles de méchants ont
commencé à tomber plus facilement. Beaucoup de gens qui avaient
encore en tête le personnage de Bob dans Les Globe-trotters me
disaient "Mais comment pouvez-vous être aussi salaud à
l'écran ? Vous êtes si convaincant, on n'attendait pas cela de
vous."Je leur répondais : "Vous savez, dans la vie,
j'arrive à cacher la vérité mais sur l'écran, ça
sort !" (rires)
Entretien réalisé par Philippe Lombard