Pendant l'été 1968, Jacques
Deray tourne La Piscine dans une villa de Ramatuelle. Après
chaque journée de travail, une fois l'équipe partie, il aime à
se retrouver avec Alain Delon. "Je me souviens
de ce soir-là, dans ce lieu abandonné, de notre conversation à
une voix, qui allait donner naissance à une autre formidable aventure :
Borsalino. Alain vient de lire le livre d'Eugène Saccomano, "Bandits
à Marseille" et particulièrement un chapitre sur Carbone
et Spirito qui régnèrent en maîtres absolus sur la pègre
marseillaise dans les années 30. Jean-Paul
Belmondo et Alain Delon seront les deux personnages.
Quelques mots lancent la machine : "J'en serai le producteur",
dit Alain Delon."
Contacté, Jean-Paul Belmondo ne se prononce
pas mais Alain Delon continue sur sa lancée.
Il sait que leur réunion à l'écran fera des étincelles,
eux qui ne se sont croisés qu'à leurs débuts dans Sois
belle et tais-toi et au détour d'un plan de Paris brûle-t-il ?.
Jacques Deray écrit avec Jean Cau et Claude
Sautet trente pages qui sont ensuite transmises à Jean-Claude
Carrière pour le scénario définitif. "Nous
voulions faire un film de gangsters, explique ce dernier, mais dans une certaine
tradition française, celle de Jacques Becker.
C'est-à-dire un certain intimisme et un certain humour à l'intérieur
d'une histoire violente. Le premier problème était donc de trouver
le ton et le charme du film. Le second problème de scénario consistait
à faire un film de deux heures sans intrigue construite et sans nÅud
dramatique. Nous voulions faire une chronique, on voulait faire un fleuve qui
n'ait, à la limite, ni début, ni fin, et qui charrie des personnages
secondaires, des anecdotes qui se croisent, qui s'entrecroisent. "
Alain Delon est satisfait par le script
et le soumet à Jean-Paul Belmondo, qui
accepte aussitôt. Le projet prend alors une grande ampleur et pour le
financer, Alain Delon s'associe avec la Paramount.
Le film, intitulé Carbone et Spirito, est annoncé en mars
1969. Aussitôt, le milieu marseillais tente de faire pression sur la production.
Le frère de Paul Carbone s'épanche dans la presse :
"Si on tourne ce film, je sais bien ce qu'on va dire : que mon
frère et Spirito étaient des gangsters et qu'ils ont fait pis
que pendre. Cela, je ne le veux pas parce que c'est faux." De plus,
le scénario évoque l'Occupation, période pendant laquelle
les deux caïds ont collaboré. Plus personne à Marseille ne
veut s'impliquer dans le film et Jacques Deray reçoit
même des menaces par téléphone. Alain
Delon, qui a quelques relations dans le milieu et ne s'en est jamais caché,
décide de prendre le taureau par les cornes et s'envole pour la Corse.
"À son retour, se souvient Jacques Deray,
tout démarre sur de nouvelles bases qui compromettent à peine
l'esprit du film. Le titre provisoire Carbone et Spirito sera modifié
ainsi que le nom des personnages. L'histoire s'arrête en 1939 âquelques
critiques nous le reprocheront. Les héros de Marseille 1930, nouveau
titre, s'appellent désormais Roch Siffredi, nom emprunté à
notre régisseur vedette bien connu dans la cité phocéenne,
et François Capella." Alain Delon a
finalement l'idée du titre définitif, Borsalino, d'après
la célèbre marque de chapeaux.
Jacques Deray tient à ce que Marseille soit
le troisième personnage du film. Il se plonge dans les journaux et les
archives de l'époque et obtient même l'aide de Jacques-Henri Martigue,
qui met à sa disposition ses photos prises dans les années trente.
"À ce moment-là, il n'y avait pas encore de musée
de l'automobile, et j'ai pu récupérer des tas de voitures de l'époque.
J'ai aussi complètement transformé plusieurs rues de Marseille !
On avait enlevé les clous, les antennes, les feux rouges⦠J'ai fait venir
des vieux trains à vapeur dans les garesâ¦" Le décorateur
François de Lamothe construit une maquette de 50 mètres de haut
du pont transbordeur, qui enjambait le port de Marseille jusqu'en 1944.
"À trois semaines du tournage alors que
tout est presque prêt, se souvient Jacques Deray,
il se produit un phénomène rare, une dévaluation du dollar.
Le budget du film qui a été calculé en dollars est brutalement
amputé de 17%. Alain Delon et son directeur
de production nous convoquent, Carrière
et moi, et nous disent : "Il faut enlever 17% sinon le film ne
peut pas se faire." Affres du scénariste, qui a eu beaucoup de peine
à équilibrer les deux rôles, et qui doit maintenant trancher
dans son travail. Nous nous y sommes tous mis, préférant couper
de longs morceaux au lieu de rogner ici et là. Toute une scène
de train est supprimée, ça coûte cher les trains d'époque,
qui plus est avec un déraillement. C'était la scène finale,
qui s'inspirait directement de la mort de Carbone. Nous avons épargné
nos 17% - et tourné le film. "
Le tournage débute à la mi-septembre 1969. Une
des premières scènes est la rencontre Siffredi-Capella qui se
solde par une bagarre. Jacques Deray doit travailler
avec le cascadeur Yvan Chiffre, qui a été imposé par Alain
Delon (les deux hommes sont amis depuis l'inachevé Marco Polo
en 1962). Il n'apprécie pas du tout ce passe-droit et le fait savoir
à Chiffre, dès leur première rencontre, insistant sur le
fait qu'il est le seul maître à bord. Lors de la séance
préparatoire de la scène, le réalisateur lui indique qu'il
veut un combat dans le style de L'Homme tranquille de John Ford. "Aussitôt,
je lui fais remarquer que ce n'est pas possible : la morphologie des deux acteurs
n'est pas la même. Dans L'Homme tranquille, il y a Victor
MacLaglen et John Wayne,
qui font tous deux 1, 95m. Alain Delon et Jean-Paul
Belmondo ont une morphologie plutôt longiligne, ce qui implique
un style de bagarre totalement différent. (â¦) À l'exposé
de mes arguments, Jacques Deray se fâche rouge.
-Monsieur Chiffre, je vous avais bien mis en garde : je suis le metteur
en scène et je veux que la bagarre se fasse comme je veux. C'est bien
compris ?"
La scène est tournée selon les instructions de Jacques
Deray. Deux jours plus tard, après la projection des rushes, Yvan
Chiffre se jette à l'eau. "Ça fait faux... On n'y croit
pas." Aussitôt, Alain Delon et Jean-Paul
Belmondo demandent à retourner la scène selon ses indications.
Sur le plateau, Jacques Deray ne cache pas son irritation
mais se plie au bon vouloir de ses stars. Après la projection de la nouvelle
version, il reconnaîtra cependant que Chiffre avait eu raison.
Une autre scène physique va poser problème, celle où l'ancien
catcheur André Bollet (dans le rôle du caïd Poli) gifle Nicole
Calfan (qui a folâtré avec Capella). "Bollet devait
s'arrêter à un centimètre de ma joue, mais il avait tellement
peur de me faire mal qu'on n'arrivait pas à tourner, se souvient
l'actrice. Alain est alors allé le voir en lui disant : "Tu
lui en mets une magistrale, et il n'y aura qu'une prise. "Alain m'a
ensuite prévenu que cela serait une gifle pour de vrai, mais qu'avec
Jean-Paul ils avaient préparé des glaçons afin d'atténuer
ma douleur. Comme promis, il n'y eut effectivement qu'une seule prise."
Le tournage se passe agréablement et dans la bonne humeur.
Sur le port, entre deux prises, Jean-Paul Belmondo
et Alain Delon parient mille francs avec un gendarme
qu'il n'est pas capable de sauter dans l'eau tout habillé. Le fonctionnaire
s'exécute immédiatement⦠"Avec Jean-Paul, nous étions
en perpétuels fous rires, se souvient Catherine
Rouvel. Il fallait que quelqu'un vienne nous demander d'arrêter
car nous gênions le tournage !" Qu'en est-il des deux stars,
dont la presse guette la moindre mésentente ? "Il n'y a
pas eu vraiment de conflit, affirme Jacques Deray.
On ne peut pas dire qu'il y avait entre eux une amitié débordante,
mais ils faisaient leur boulot. Il fallait en face d'eux un metteur en scène
qui aime bien les acteurs pour leur donner de l'importance à tous les
deux et ne pas jouer l'un par rapport à l'autre." Le maquilleur
Charly Koubesserian, grand ami de Bébel, renchérit : "Quitte
à casser des légendes, je témoigne que tout s'est très
bien passé durant ce tournage. Il y avait bien sûr une compétition
entre les deux stars, une compétition amicale. Et les accrochages qu'il
y a eu - car il y en eut quelques uns - ne furent que les accrochages habituels
entre deux stars."
Pour la musique, Alain Delon et Jacques
Deray veulent que Claude Bolling arrange et
réenregistre des vrais airs de l'époque. Mais le compositeur leur
demande de lui faire confiance et de le laisser leur proposer des créations
originales. À titre d'exemple, il fait écouter au réalisateur
un morceau qu'il vient d'enregistrer pour un 45 tours non encore édité.
"J'ai senti Jacques Deray se fixer immédiatement
sur ce son de piano bastringue quand il m'a simplement dit "je veux ça !"
J'étais très ennuyé puisque cette mélodie n'était
pas "disponible" et je lui ai expliqué que j'allais lui faire
une musique dans le même genre. Jacques me répondit qu'il ne voulait
pas d'une musique dans le même genre. Il voulait cette mélodie-là
et pas une autre !" Le titre sera un énorme succès
et contribuera au succès du film.
Par contrat, il était prévu que l'affiche et le
générique soient ainsi libellés : "Adel Production
présente Belmondo/Delon". Or, une fois la maquette de l'affiche
réalisée (par René Ferracci), l'acteur-producteur refuse
de la présenter à sa co-vedette. Lorsque cette dernière
s'aperçoit qu'est écrit "Paramount présente une
production Alain Delon : Belmondo/Delon dans Borsalino",
il intente un procès. La justice ne lui donnera raison qu'en 1972 mais
en attendant, il refuse de participer à la promotion et le différent
est largement évoqué dans la presse. Ce qui n'empêche pas
le film faire un triompheâ¦
Philippe Lombard