En 1987, Terence Hill est à
Paris pour la promotion de Renegade de Enzo Barboni
et se prête à une séance de photos pour un magazine français.
"Le photographe s'est interrompu et m'a dit : "Attendez
un instant, j'ai une idée." Je l'ai vu entrer dans un magasin dont
il est ressorti avec plusieurs albums de bandes dessinées qu'il m'a tendus
en me disant : "Faites comme si vous les lisiez. Je vais vous prendre
en photo avec un album de Lucky Luke." À vrai dire, je n'avais,
jusqu'alors, jamais entendu parler de ce personnage. J'ai donc lu les albums
et deux mois plus tard, comme l'idée d'en faire un film semblait exciter
tous les gens qui m'entourent, j'ai décidé de me lancer dans ce
projet."
Lucky Luke n'a encore jamais été adapté avec des
acteurs, si ce n'est Le Juge de Jean
Girault (1971) d'où justement avait été écarté
le personnage de cow-boy solitaire ! Reste à convaincre la veuve
de René Goscinny et le dessinateur
Morris. "Une histoire humoristique en caricatures est très difficile
à transposer en live, explique ce dernier. Il y a de nombreux gags impossibles
à conserver - comme, par exemple, faire penser Rantanplan -, donc l'esprit
est un petit peu distordu. Je trouvais pourtant que cela valait la peine de
tenter un essai, d'autant plus que Terence Hill a
mis énormément de moyens."
En effet, Terence Hill met en chantier
une grosse production : Lucky Luke sera non seulement un film qu'il
réalisera lui-même (six ans après Don Camillo, son
premier essai) mais aussi une série télé de dix épisodes
(produite par Silvio Berlusconi Communications). Le long-métrage est
officiellement inspiré de l'album "Daisy Town", "l'un
des meilleurs" selon l'acteur, l'un des pires sans doute selon les
lecteurs. En effet, cet album est une adaptation du dessin animé Lucky
Luke (1971), publiée en 1984, à une époque où
Morris passe d'un scénariste à l'autre. Voulant certainement retrouver
l'esprit de Goscinny (mort en 1977), le dessinateur
a donc transposé littéralement le film, au mépris du rythme
et de la compréhension des gags. En réalité, Terence
Hill s'est bel et bien inspiré du dessin animé original.
Certains gags le prouvent, puisqu'ils n'avaient pas été reproduits
dans l'album (le vieux sur son fauteuil roulant portant l'extrémité
d'une échelle, l'indien jouant de la batterie, la peinture de guerre
représentant le symbole "klaxon interdit"â¦). Quant au duel
opposant Lucky Luke aux Dalton, il était dans le dessin animé
une parodie de western italien, une approche à peine perceptible dans
le livre mais que Terence Hill s'est empressé
de conserver dans le film. De ce point de vue, l'acteur a d'ailleurs placé
plusieurs références, notamment les thèmes musicaux de
Colorado (les galopades de Jolly Jumper) et Mon
nom est personne (l'arrivée des Dalton), composés par
Ennio Morricone.
Loin des contrées espagnoles et yougoslaves de ses premiers
westerns, Terence Hill choisit de tourner aux Etats-Unis.
"Si tu tournes dans le vrai Ouest américain, lui disait Sergio
Leone, tu n'as pas besoin d'être bon. Contente-toi de filmer
le ciel et ce sera sublime." Les plans de Lucky Luke galopant
dans Monument Valley sont effectivement magnifiques et ont dû faire chaud
au cÅur de Morris, qui rêvait d'Amérique sauvage dans son atelier
bruxellois. Daisy Town est construite par le décorateur Piero Filippone
au Bonanza Creek Ranch, à une vingtaine de kilomètres de Santa
Fe au Nouveau-Mexique, autour d'une maison utilisée dans Silverado
de Lawrence Kasdan. "C'était un
endroit merveilleux, se souvient l'actrice Nancy
Morgan. Il fallait rouler 30 minutes pour arriver sur le plateauâ¦
et les derniers kilomètres n'étaient pas goudronnés. Une
fois sur place, on se serait cru dans le vieil Ouest. Pas de lignes, pas de
téléphones. "
Le cascadeur français Mario Luraschi amène sept chevaux aux Etats-Unis,
dont trois pour représenter Jolly Jumper. "Pour travailler non
stop, il fallait impérativement plusieurs chevaux. Cela permet en plus
d'utiliser chaque cheval pour ce qu'il sait faire de mieux, de les spécialiser.
(â¦) Le plus dur, c'est de créer une réelle complicité entre
le cheval et Lucky Luke. De trouver des jeux de regard, de faire jouer le cheval.
Mais ils sont très cabots, parfaits pour la comédie. On commence
par les faire travailler mécaniquement, et après c'est leur personnalité
qui s'exprime."
À cause des conditions climatiques, il n'est possible
de tourner à Santa Fe que cinq mois par an. Une fois le film de cinéma
achevé, Terence Hill reviendra deux années
consécutives pour filmer l'ensemble de la série (huit épisodes
au lieu des dix prévus). Lucky Luke lui permet de créer
une famille soudée d'acteurs et de techniciens qu'il réutilisera
sur ses westerns suivants, Petit Papa Baston (1994)
et Doc West (2009), tournés eux aussi au
Bonanza Creek Ranch.
Philippe Lombard