Souvent imité, voire plagié, «On l'appelle Trinita» a fait de Terence Hill et Bud Spencer des stars, les installant définitivement aux yeux du public comme un duo comique. Ironie de l'histoire, ce film n'a pas été à l'origine conçu pour eux. Mais plus étonnant encore, le scénario était écrit depuis 1966, époque où le western italien venait de prendre son envol et n'avait pas encore viré vers la parodie. L'auteur du script, Enzo Barboni, avait débuté comme caméraman avant de devenir directeur de la photographie, travaillant fréquemment avec le cinéaste Sergio Corbucci («Romulus et Remus», «Le Fils de Spartacus», «Massacre au Grand Canyon»â¦). Il a alors en tête de passer à la réalisation et écrit l'histoire de Trinita, qu'il propose à Franco Nero sur le tournage de «Django» en 1966.
«Il avait toujours son script avec lui quand il réglait les lumières», se souvient l'acteur, «et il me disait tout le temps : «Franco, lis ça, s'il te plaît⦠et Trinita par-ci⦠et Trinita par-là â¦Â» Je lui ai dit : «Ecoute, je dois partir en Amérique tourner «Camelot»,» (Ndla : une comédie musicale chevaleresque de Joshua Logan) «je ne pourrai pas le faire. Alors, ils ont pris un acteur qui me ressemblait, c'était Terence Hill⦠au début, tout le monde pensait que Franco Nero avait changé de nom».
En réalité, le choix de Terence Hill ne s'est pas fait de façon aussi prompte. Lorsqu'il tourne «On l'appelle Trinita», Hill est déjà reconnu comme vedette de westerns depuis trois ans, même s'il se place derrière Clint Eastwood, Franco Nero et Tomas Milian. Et lorsque son projet se concrétise, Barboni a de toute façon un autre acteur en tête (Peter Martell). «A l'époque», se souvient Terence Hill, «Bud et moi voulions faire un film avec le producteur Italo Zingarelli, mais nous ne trouvions pas le scénario idéal. C'est à ce moment-là que Barboni a soumis le sienâ¦Â».
Mais le film ne s'est pas monté aussi facilement qu'on pourrait l'imaginer. «Personne ne voulait faire «Trinita»», raconte Hill. «Tout le monde trouvait qu'il y avait trop de dialogue. Et d'une certaine façon, c'est moi qui ai imposé l'idée du film». Il est vrai que le western italien ne se caractérise pas par une profusion de répliques, la parole étant surtout donnée aux Colts. De plus, les westerns non-violents ne sont pas à l'époque vraiment à la mode. «Le Bon, la Brute et le Truand» a été qualifié à sa sortie par le New York Times de «supermarché du sadisme» et les scènes de torture et de souffrance sont récurrentes chez Sergio Corbucci («Navajo Joe», «Le Grand Silence», «Le Spécialiste»). Aussi, un film où l'on parle beaucoup et où l'on distribue des claques ne semble pas promis à un bel avenir.
«J'ai immédiatement adoré le personnage de Trinita, qui est une sorte de hippie», se souvient son interprète. Souriant, décontracté, mais néanmoins canaille, Trinita lui offre la possibilité de changer de registre. Hill fait de son personnage un indécrottable paresseux, qui dort sur un lit traîné par son cheval, une idée reprise de «Dieu pardonne moi pas», dans lequel Cat avait installé sur sa monture une sorte de dossier lui permettant de se reposer tout en avançant. De «La Colline des Bottes» vient également la base du fonctionnement du duo : Hill débusque Spencer dans sa retraite et l'entraîne dans une histoire mouvementée, à la grande exaspération de ce dernier.
Mais surtout, «On l'appelle Trinita» met en place ce qui deviendra une constante dans les films à venir (voire une des raisons du succès) : les bagarres. Terence Hill utilise ce qu'il a sous la main (bâtons, poêles, chaises) et Bud Spencer se déchaîne avec ses coups de poings-marteaux (notamment sur Remo Capitani, qui interprète Mezcal, le bandit mexicain). Giorgio Ubaldi, crédité comme assistant-réalisateur, s'est chargé de régler la grande bagarre finale entre les Mormons et les hommes du Major. Dix jours de tournage ont été nécessaires pour cette séquence, qui, à l'écran, dure cinq bonnes minutes.
«On l'appelle Trinita» ne bénéficie pas d'un énorme budget, qui aurait permis de tourner en Espagne comme la plupart des westerns à l'époque. Enzo Barboni pose donc ses caméras en Italie : la ville a été reconstituée aux studios de Paolis près de Rome, la vallée où s'installent les Mormons se situe dans le parc naturel de Monte Simbruini et la rivière où se baignent Trinita et les deux jeunes filles se trouve au parc de la Valle del Treja.
Le rôle du méchant Major Harriman est joué par Farley Granger, qui avait connu la célébrité grâce à deux films d'Alfred Hitchcock, «La Corde» (1948) et «L'Inconnu du Nord-Express» (1951). Sa première expérience italienne remontait à «Senso» de Luchino Visconti (1954). En ce début de décennie soixante-dix, Granger tourne à Rome des films moins prestigieux, comme «L'Ame Infernale», «La peau qui brûle» ou «La Peur au Ventre». Sur le plateau de «⦠Trinita», il s'adonne à la boisson, n'hésitant pas à déchirer le scénario de Barboni en mille morceaux. Après être apparu dans «Les 4 de l'Avé Maria», Steffen Zacharias retrouvait les deux acteurs dans le rôle de Jonathan, l'adjoint du shérif. On l'a aussi vu au côté de Bud Spencer dans «Cinq hommes armés» (1969) et «Les anges mangent aussi des fayots» (1973), et de Terence Hill dans «El Magnifico» (1972). A noter encore la brève apparition du fils de Terence Hill, Jess, alors âgé de deux ans ! Il écrira le scénario de «Petit Papa Baston» en 1994.
«On l'appelle Trinita» sort en Italie en décembre 1970 et obtient un triomphe. Le public se rue en masse et rit à gorge déployée des exploits des deux demi-frères, au grand étonnement des auteurs, qui pensaient simplement avoir réalisé un film non-violent teinté d'ironie. «Personne, ni moi, ni Enzo Barboni, ne se doutait que (le film) serait comique à ce point», reconnaît Terence Hill. «Il n'y a pas eu de décision consciente dans l'orientation comique de ma carrière. C'est l'Åuvre de la Providence !». Tout de même, la Providence a été un peu aidée car le film est délibérément tourné vers la comédie, et il semble évident que Enzo Barboni a voulu parodier le western italien. L'arrivée en ville de deux tueurs caricaturaux vêtus de noirs (dont l'un s'appelle Mortimer, comme Lee Van Cleef dans «Et pour quelques dollars de plus»), au son d'une trompette «morriconienne», est assez significative. Et la scène où Bud Spencer abat trois hommes face à lui est très «eastwoodienne» (ou «leonienne», au choix).
Mais le plus surpris par le succès comique du film est Sergio Leone, alors en pleine préparation de «Il était une fois la révolution» : «Le jour où je vis le premier «Trinita», je me suis mis à douter de ma santé mentale. Je pensais être devenu idiot. J'entendais le public hurler de rire. Je ne comprenais pas pourquoi il rigolait. Ce que je voyais me paraissait nul, mal foutu, vraiment mauvais. Je ne saisissais pas pourquoi un adulte pouvait s'amuser devant une telle connerie». Plus tard, Leone se servira du personnage de Trinita pour «Mon nom est Personne», une réflexion sur le western italien et les mythes.
«N'en déplaise aux détracteurs», écrit Jean-François Giré dans sa bible sur le western européen («Il était une fois⦠le western européen»), «Trinita, antithèse des personnages ténébreux au regard de glace, aura compté dans la mythologie (dans l'aventure esthétique) du western européen, sans doute bien malgré lui, peu importe ; ce sont aussi les hasards qui fondent la mémoire mythologique d'un genre».
Philippe Lombard