Lorsqu'il est publié en 1965, le roman
de E. M. Nathanson Douze Salopards provoque immédiatement l'intérêt
du cinéaste Robert Aldrich. Mais il n'obtient
pas les droits qui sont achetés par la MGM, laquelle fait écrire
une adaptation par Nunnally Johnson, le scénariste
des Raisins de la colère. Robert Aldrich,
finalement engagé pour réaliser le film, n'est pas enthousiasmé
par la lecture du script, "parfait pour un film de guerre de 1945 mais
pas pour un film de guerre de 1967". Il convainc alors le producteur
Kenneth Hyman de faire appel à Lukas Heller,
qui a écrit son dernier film, Le Vol du phénix. "Ce
que Nunnally Johnson avait écrit était
un authentique film de guerre, qui devait être pris parfaitement au sérieux,
se souvient Heller. Il y avait même une autre sous-intrigue reprise
du livre, qui concernait une aristocrate anglaise dont le domaine servait de
base d'entraînement et avec qui Lee Marvin pensait
avoir une aventure ; on découvrait qu'elle avait un amant qui était
un général SS, ou quelque chose d'aussi ridicule." Le
scénariste apporte au projet un ton antimilitariste qui plaît particulièrement
à Aldrich, et ajoute pas mal d'humour (on
lui doit notamment la scène où Donald
Sutherland se fait passer pour un général et celle où
Charles Bronson répond aux questions du
psychiatre).
La MGM souhaite que John Wayne
interprète le rôle du major Reisman, chargé de parachuter
un commando de condamnés à mort en France occupée. Mais
Robert Aldrich a en tête Lee
Marvin (qu'il a dirigé dans Attaque) et lui rend visite
en plein désert californien avec Kenneth Hyman sur le plateau des Professionnels.
L'acteur accepte rapidement le projet et le cinéaste complète
le reste du casting. Jack Palance refuse le rôle
de Magott, le violeur illuminé, qui va à Telly
Savalas. "Je me devais d'ajouter une autre dimension au personnage.
Jouer le stéréotype du fanatique religieux n'aurait mené
à rien, mais si le gars se montre charmant et a l'air logique âexcepté
dans les moments où il faut suggérer sa psychose- il devient effrayant
parce qu'il peut être n'importe qui." Sur les rangs pour le rôle
de Pinkley mais encore peu connu, Donald Sutherland
demande à Roger Moore d'envoyer aux producteurs
à Los Angeles l'épisode du Saint qu'il vient de tourner
avec lui mais qui n'a pas encore été diffusé ("La
Route de l'évasion"). Sa prestation de prisonnier se faisant
la belle avec Simon Templar lui permet de rejoindre la distribution. Pour John
Cassavetes, la situation est très différente, voire à
l'opposé. Il a signé en 1966 un contrat d'un an avec Universal
en tant qu'acteur afin de pouvoir financer une partie de la production de son
film Faces. Lorsque la firme le "prête" à la MGM
pour tourner 12 Salopards, Cassavetes refuse net de jouer dans un film
aussi violent, qui plus est en Grande-Bretagne. Il faut le menacer d'un procès
pour qu'il se décide. Le footballeur Jim Brown,
star de l'équipe des Cleveland Browns, n'a qu'un film derrière
lui (Rio Conchos de Gordon Douglas), mais
son charisme lui vaut d'être engagé (il annoncera au cours du tournage
qu'il arrête définitivement sa carrière sportive pour se
consacrer au cinéma). Aldrich fait encore
appel à des acteurs qu'il connaît bien comme Ernest
Borgnine, Robert Ryan, Ralph
Meeker, Richard Jaekel et surtout Charles
Bronson qu'il avait dirigé du temps où il s'appelait encore
Buchinsky (dans Bronco Apache et Vera Cruz).
Les acteurs signent leur contrat sans avoir jamais eu entre
les mains la version de Lukas Heller et n'en connaîtront
d'ailleurs la teneur qu'une fois arrivés à Londres. Aldrich
organise une semaine de lecture autour d'une table. Un jour, il leur annonce
qu'ils devront arriver le lendemain avec leur coupe de cheveux militaire. Lee
Marvin s'exécute mais, se souvient-il, "certains de ces
gars avaient des coupes de cheveux plutôt originales. Mais
ils se sont contentés d'aplatir les extrémités. Il les
a lors regardés et leur a dit : "Bon, je vais vous le dire
une fois encore : je veux que vous alliez en ville vous faire couper les
cheveux." La même chose arriva le jour suivant et il leur dit :
"Voilà ce qui va se passer : ou vous arrivez demain avec votre
coupe ou vous appelez vos avocats." Lorsque Cassavetes se présente
avec le crâne rasé, Aldrich éclate
de rire et tous les autres s'exécutent de bonne grâce. "Il
avait cette manière de faire, explique Marvin.
Il se jouait de vous, vous
titillait, vous mettait en porte à faux avec les autres acteurs, ce que
je
trouvais pas mal."
Le cinéaste va appliquer cette méthode
pour le tout premier jour de tournage. Dans la cour de la Ashridge Business
School, censée représenter une prison militaire, les douze détenus
se mettent en rang devant le major Reisman. Aldrich
appelle les acteurs les uns après les autres et Bronson
se retrouve entre Donald Sutherland, 2m, et Clint
Walker, 2m07. En réalisant que ses collègues le dépassent
d'au moins une tête, il va voir Aldrich pour
lui dire "Et merde !". Le réalisateur en rit pendant
dix bonnes minutes. "Cela apportait beaucoup au film, dit Marvin.
Ça obligeait les gens à jouer LE JEU en se jouant des autres.
Il savait, au
moins en nous manipulant ainsi, que s'il y avait une scène ou Charlie
se
tenait debout à côté de ces gars, cela allait provoquer
quelque chose, et ce
serait en faveur de Charlie."
Robert Phillips, un ancien policier
devenu acteur (et auteur d'un livre, "60 manière de tuer un homme
à mains nues"), est engagé par la production pour jouer un
des soldats qui encadrent les prisonniers. En réalité, il est
surtout là pour servir de garde du corps à Lee
Marvin dans sa tournée des pubs londoniens. Porté sur l'alcool
et ses conséquences (bagarres, scandalesâ¦), la star se doit d'être
sur le plateau chaque matin et non en prison ou devant un tribunal, et de plus,
un visage tuméfié serait difficile à rattraper au maquillage.
Mais c'est le producteur Kenneth Hyman qui empêche un soir⦠Sean
Connery de corriger Marvin, qui vient de manquer
de respect à sa tante ("Je parie que votre minet est encore soyeux"
lui a-t-il dit, ivre). Ernest Borgnine se souvient
également d'un écart de l'acteur dû à la boisson
mais cette fois sur le plateau :
"Nous étions en train de répéter
et après en avoir fini avec ma partie, Aldrich
a demandé à ce que Jim Brown soit appelé
sur le plateau. Lee a dit, "Ouais, amenez le nègre." Un long
silence s'en est suivi, puis Aldrich à demandé
à Lee, "Pourrais-tu venir dans mon bureau quelques instants ?"
Lee se sentait de bonne humeur et il a dit "Bien sûr". Ils sont
entrés tout les deux dans le petit bureau de la production et en sont
ressortis dix minutes plus tard. Lee était complètement sobre
et l'est resté par la suite." Mais Borgnine
n'a sans doute pas assisté au tournage de la dernière séquenceâ¦
Aux studios de Borehamwood (où ont été
tournés récemment Quand l'inspecteur s'emmêle et
Blow-up), 250 personnes ont travaillé pendant quatre mois à
la construction du décor du château français occupé
par les Nazis, sous la direction de William Hutchinson (Lord Jim). Un
incendie criminel endommage une partie du set (on soupçonne un acte de
malveillance des gens du voisinage, une mésaventure déjà
arrivée sur le plateau de Dr Doolittle) mais cela ne perturbe
pas le tournage, qui s'étale sur un mois. Le décor sera en grande
partie détruit pour les besoins de la scène finale. Après
cela, Marvin et Bronson
doivent traverser un pont dans un camion chargé d'armes. "Seulement,
à l'heure convenue, se souvient Hyman, Lee n'était pas là.
J'ai couru à Londres et je l'ai trouvé dans son pub favori, saoul
comme une grive. Or c'était lui qui devait conduire l'énorme camion
sur un pont étroit et assez branlant. Je l'ai traîné jusqu'à
ma voiture, et je lui ai fait boire un plein thermos de café. Il chantait,
racontait des histoires graveleuses, un vrai gosse. Tout cela aurait été
charmant, si nous n'avions pas eu cette diable de scène à tourner.
Nous sommes arrivés au studio. Bronson était debout, à
son poste. Il attendait. Nous avons sorti Lee de la voiture. Il s'est écroulé.
Alors Bronson s'est approché.
-Marvin, a-t-il dit, je vais te
casser la gueule.
Alors, une fois de plus, j'ai imploré :
-Pas la gueule, Charles⦠J'en ai encore besoin.
Eh bien, Lee a conduit le camion sans une embardée.
Il arrivait toujours à se ressaisir au dernier moment. Parfois, il était
tellement ivre qu'il n'aurait pu se rappeler son nom, mais quand il entrait
en action, personne n'aurait pu s'en douter. Il écoutait ce qu'on lui
disait, affrontait la caméra, hésitait ou fonçait et il
était formidable."
À la vision du premier montage, la MGM
affirme à Aldrich qu'il pourrait obtenir
l'Oscar du meilleur réalisateur s'il supprimait la scène où
Jim Brown (ex-footballeur, rappelons-le) sprinte à
travers la cour du château, laissant tomber des grenades dans les systèmes
de ventilation aspergées d'essence. Il refuse, car elle est essentielle
à ses yeux. "J'ai essayé de dire là que ce ne sont
pas seulement les Allemands qui commettent des actions particulièrement
atroces et que les Américains et d'autres agissent de même. La
guerre est déshumanisante : il n'y a pas de guerre propre. Quand
quelqu'un est impliqué dans une guerre, il l'est bel et bien, point final."
Robert Aldrich ne sera effectivement
pas nominé à l'Oscarâ¦
Philippe Lombard