Le 18 février 1961, Jean Gabin
et Fernandel sont témoins au mariage de Henri
Verneuil. Le cinéaste a trouvé cette idée pour que
les deux hommes, qu'il a dirigés chacun dans de nombreux films, se retrouvent
enfin. En effet, depuis Les Gaîtés de l'escadron en 1932,
les deux hommes n'ont plus tourné ensemble et ne se sont quasiment plus
revus. Après la cérémonie, ils ne se quitteront plus. Une
véritable amitié va naître, basée sur les même
valeurs morales et familiales ainsi que sur leur passion pour la cuisine. Un
soir de 1964, alors qu'ils dînent avec le réalisateur Gilles
Grangier, ils décident de faire un film ensemble mais surtout de
le produire eux-mêmes. À l'époque, seul Alain
Delon a déjà créé sa propre maison de production.
Ils pensent tout d'abord utiliser la première syllabe de leurs vrais
noms mais se ravisent au vu du résultat (MONcorgé-CONtandin) et
utilisent celle de leurs pseudonymes. La société "Les
Films Gafer" est née.
"Moi, toujours fidèle à la comédie musicale de
mes débuts, raconte Grangier, je leur avais
suggéré d'interpréter deux vieux acteurs qui sauveraient
de la faillite un théâtre ambulant. Dans ces personnages, ils auraient
pu chanter et danser tout à loisir⦠On aurait reconstitué
le célèbre théâtre Chichois, de Marseille. En pleine
vague yé-yé, ça aurait surpris le public !"
Mais Gabin sent que Fernandel
sera beaucoup plus à l'aise que lui dans cet exercice et y renonce. Grangier,
Pascal Jardin et Claude Sautet
écrivent alors le scénario de L'Age ingrat, une histoire
"familiale" où les deux stars marient leurs enfants. Fernandel
choisit son fils Franck (qui a déjà été son partenaire
dans En avant la musique, commencé par Sergio
Leone et terminé par Giorgio Bianchi)
et Gabin impose, contre l'avis de son partenaire, Marie
Dubois, qu'il a remarquée à la télévision
dans Premier amour.
Le tournage se déroule sur la presqu'île de Saint-Mandrier,
vingt kilomètres de Toulon, à partir du 8 septembre 1964. L'ambiance
est très conviviale et Fernandel n'a de cesse
de faire rire son ami, ce qui n'est pas une habitude chez ce dernier quand il
tourne. Marie Dubois confirme que "le temps
était au farniente, à la plaisanterie. Quand ils ne jouaient pas,
les deux monstres du cinéma s'amusaient à rouler des mécaniques
en singeant les gros producteurs et en s'envoyant des blagues, mollement vautrés
dans des fauteuils de toile, l'un, un verre de pastis à la main, l'autre,
un whisky." Il convient de s'octroyer certains avantages⦠mais aussi
de faire des économies. Les acteurs et l'équipe technique sont
logés dans un boui-boui et la figuration féminine est recrutée
parmi⦠les prostituées du coin. "Tu prends les moins chères"
précisent-ils au régisseur.
Noël Roquevert joue le rôle d'un
militaire retraité en vacances et une scène est prévue
sur un pédalo. Pendant plusieurs jours, Fernandel
et Jean Gabin s'amusent à l'avance car il est
prévu de le faire tomber à l'eau. Ce qui arrive bel et bien le
jour du tournage. "Quand je suis retourné près de la caméra,
dégoulinant de la tête aux pieds, Fernandel
â toujours confortablement assis â m'a dit, un rire moqueur aux lèvres :
"Ah mon pauvre Noël, ce n'est vraiment pas un métier de tout
repos, le cinéma, hein !" Je n'ai rien dit. Mais à l'humour
douteux, plaisanterie encore plus douteuse. J'ai fait un demi-tour, j'ai ôté
mon chapeau tyrolien, je l'ai plongé dans l'eau et je suis revenu devant
Fernand qui riait toujours aux éclats. En une fraction de seconde, il
s'est tu car il venait de recevoir sur la figure toute l'eau que contenait mon
chapeau. Mon Fernandel n'a pas apprécié. "
Un autre pédalo est nécessaire pour le plan final :
après s'être violemment affrontés, les deux papas se retrouvent
à pédaler sur l'eau, définitivement réconciliés.
Ce qui n'a l'air de rien sur le papier relève sur le tournage d'une prouesse
technique. Car ni l'un ni l'autre ne sait nager. "On répète
une première fois, se souvient Franck Fernandel. Le pédalo tanguait.
Nos deux héros avaient les pieds mouillés. Jean s'est tourné
vers mon père : "C'est une idée de con, Coco. On va
se noyer !" Fernandel, aussi peu rassuré
que lui, n'a trouvé que cette réponse : "Qu'est-ce que
tu veux ! C'est dans le scénario." Finalement, on a trouvé
la solution. Quatre hommes-grenouilles ont plongé pour maintenir le pédalo
à bout de bras, et on a pu tourner cette scène épique."
Gilles Grangier n'a pas réellement le contrôle
du film. Pour preuve, les deux patrons "modifiaient le scénario
au jour le jour, se souvient l'attaché de presse André Brunelin,
selon leur inspiration du moment, sans malheureusement l'améliorer, au
contraire." Mais le cinéaste, "décontracté
et patient" selon Marie Dubois, "se
montrait aussi attentif et attentionné avec Franck et (elle), "ses
petiots" comme il disait, qu'avec les deux énormes stars. Pour la
crédibilité du film, il était important que nous ne nous
laissions pas écraser par l'ombre des géants."
Début octobre, les extérieurs sont mis en boîte et toute
l'équipe remonte à Paris pour finir le film aux studios de Saint-Maurice,
où se tourne également Le Chevalier des sables de Vincente
Minnelli avec Elizabeth Taylor et Richard
Burton. Le film sort en décembre mais ne rencontre pas un énorme
succès. "Ils croyaient à ce moment-là qu'ils allaient
devenir la Metro-Goldwyn-Mayer, raconte Gilles Grangier,
qu'ils étaient des grands producteurs et allaient faire plein de films.
"L'Age ingrat" les a un peu dégoûtés de ça."
La Gafer se contentera à l'avenir de coproduire les films tournés
séparément par Gabin et Fernandel
(L'Homme à la Buick, Le Pacha, Heureux qui comme Ulysse,
La Horseâ¦).
Philippe Lombard