Au printemps 1961, une annonce est publiée par le producteur
Fernand Lumbroso dans "Le Film Français" : Alain
Delon va tourner une adaptation de L'Aîné des Ferchaux
de Georges Simenon réalisée par Jean
Valère. La star montante a suggéré Michel
Simon pour incarner Ferchaux, ce puissant industriel contraint de fuir
à l'étranger, et Romy Schneider pour
un rôle secondaire. Mais en juillet, Delon préfère
partir en Italie tourner L'Eclipse d'Antonioni
et, pour se désengager de son contrat avec Lumbroso, refuse le nom de
Valère. Aucun metteur en scène
n'étant désigné à la date prévue, le contrat
est annulé, comme le stipule une des clauses.
Fernand Lumbroso propose alors le rôle à Jean-Paul
Belmondo, qui se dit intéressé si Jean-Pierre
Melville (avec qui il est en train de tourner Le Doulos)
met en scène le film. Celui-ci accepte et écrit une première
adaptation, assez éloignée du roman. Le producteur, qui a payé
cher les droits, lui demande de revenir à une histoire intermédiaire.
"À cette époque, j'étais encore capable de céder
devant de tels arguments", dira Melville.
Le réalisateur contacte l'acteur américain Spencer
Tracy mais son état de santé inquiète les assurances.
Charles Boyer se montre intéressé par
le rôle mais Melville le trouve "trop
beau" et engage Charles Vanel . "Je
n'aimais pas son scénario, raconte l'acteur. Il cultivait l'invraisemblance.
Par exemple, un type comme Ferchaux n'allait pas, en un après-midi, faire
de Belmondo son homme de confiance. Il n'y
avait pas de rigueur dans sa construction. Pas davantage dans son dialogue.
Quand je ne suis pas d'accord, avant de commencer un film, je discute pour que
tout soit clair avant le tournage. Avec Melville
la discussion était impossible. Il avait la science infuse. On s'est
donc engueulés. Cela commençait mal !"
Et ce n'est que le début. Lorsque Melville
apprend que Vanel projette d'emmener sa femme aux
Etats-Unis pour les quelques semaines de tournage qui y sont prévues,
il voit rouge. Une telle présence ne peut être que source d'ennui,
assure-t-il. Aussi, lorsque Lumbroso évoque un coût élevé,
le réalisateur saute sur l'occasion et décide de tout tourner
en France. La banque new-yorkaise où Ferchaux récupère
son argent est en réalité la Société Générale
du boulevard Haussmann à Paris, et l'autoroute qui mène les deux
hommes de Big Apple à la Louisiane est celle de l'Esterel (garnie de
voitures américaines pour les besoins de la scène).
Le tournage débute aux studios Jenner (qui appartiennent à Melville
) en août 1962 ; le film s'intitule alors Un jeune homme honorable.
Connu pour avoir fait de la boxe, Jean-Paul Belmondo
n'a pourtant encore jamais combattu à l'écran et Melville
tient à être le premier à le filmer sur un ring. Une salle
de boxe est donc reconstituée à l'identique et "Bébel"
retrouve des amis qu'il a connus à l'Avia-Club : le comédien
Dominique Zardi qui fut son professeur et qui joue ici l'arbitre, et le champion
de France poids welters Maurice Auzel qui deviendra sa doublure lumière
sur la plupart de ses films. "Sans le vouloir, raconte Melville,
(Auzel) a mis réellement Belmondo "k.o.".
La deuxième fois que vous le voyez tomber, ce n'est pas de la fiction."
Sur le plateau, les relations ombrageuses entre Melville
et Vanel s'enveniment le jour où le premier
découvre dans le contrat du second une clause lui permettant de changer
ses dialogues et ceux de ses partenaires. "Autrement dit, il devenait,
en somme, mon superviseur. Quand j'ai appris ça, je suis devenu comme
fou." Vanel va dès lors refuser d'adresser
la parole à son metteur en scène. Belmondo,
constatant l'attitude sévère et injuste de Melville
à l'encontre de Vanel, décide de se
montrer solidaire avec ce dernier et le rejoint dans son indifférence
entre les prises de vues. "En tant qu'acteur, ça ne me dérangeait
pas du tout. Au contraire, je trouve que ça aide plutôt :
on entre dans son monde et on fait moins de concessions." La vedette
du Salaire de la peur s'entend très bien avec
Belmondo. "Ce qu'on avait en commun, c'était de ne pas
se prendre au sérieux, contrairement à Melville."
À la fin du tournage, fin octobre (alors que se déroule la crise
de Cuba), Melville se rend avec une petite
équipe tourner certains plans d'extérieurs à New York.
Il ne tournera plus avec Jean-Paul Belmondo
et Charles Vanel.
Philippe Lombard