Un soir de novembre 1967, Jean Poiret
et Michel Serrault assistent à la première
de "L'Escalier", une pièce de Charles Dyer racontant
les tourments d'un couple homosexuel vieillissant. Après le spectacle,
ils réfléchissent à une pièce similaire mais traitée
en franche comédie (ils ont également en tête un de leurs
sketchs, joué huit ans plus tôt dans les cabarets, "Les
Antiquaires"). Poiret n'écrira La
Cage aux folles qu'en 1972, sur l'insistance de Jean-Michel Rouzière,
le directeur du théâtre du Palais-Royal.
Jean Poiret est Georges, directeur d'une boite de
travestis à Saint-Tropez, et Michel Serrault
est Albin, dit "Zaza" sur scène. "J'avais énormément
travaillé mon rôle, explique ce dernier. (â¦) En même temps
que mes costumes, j'avais essayé plusieurs compositions pour ma voix.
J'avais trouvé une assez bonne solution qui consistait en de brusques
envolées dans l'aigu, préférables à une voix de
fausset en permanence. L'extravagance du personnage Zaza autorisait ces saisissants
crescendos qui marquaient la surprise, la colère ou la joie et soulignaient
mieux la démesure que ne l'aurait fait une voix de bout en bout affectée."
La pièce est un triomphe, elle est jouée 1500 fois pendant cinq
ans. À la millième, Poiret cède
sa place à d'autres comédiens : Henri
Garcin, Michel Roux puis Pierre
Mondy (metteur en scène de la pièce) se succèderont.
Les producteurs français ne se bousculent pas pour autant
pour en acheter les droits. Seul Christian Fechner insiste auprès de
Pierre Mondy mais Poiret n'est pas d'accord. "Il
craignait la confusion. "Si c'est pour faire "Les Dégourdis
de la 11ème" ou "Deux folles sous les drapeaux"
disait-il, faisant référence aux films joués par les Charlots,
ce n'est pas la peineâ¦"" C'est finalement un Italien, Marcello
Danon, qui obtient les droits en 1977. La Cage aux folles va donc être
une coproduction franco-italienne, ce qui nécessite un acteur transalpin
pour jouer le rôle de Georges (qui devient Renato à l'écran).
Ugo Tognazzi], pilier de la comédie italienne,
est choisi. "Ça me convient très bien, me dit Jean, qui
me voyait triste pour lui, raconte Serrault. Je
t'assure que je n'ai pas de regrets !" Le danseur américain
Benny Luke conserve le rôle de Jacob, le domestique noir, et Serrault
demande à ce que Michel Galabru (son partenaire
dans de nombreux films, dont Le Viager) interprète le député
conservateur, rôle que tenait Marco Perrin sur scène (et dont le
nom passe de Dieulafoi à Charrier).
Edouard Molinaro, qui sort d'un tournage chaotique avec Alain
Delon sur L'Homme pressé, se voit proposer la réalisation.
Il connaît bien Serrault pour avoir tourné
trois films avec lui (dont La Chasse à l'homme). "Il m'assura
qu'il était heureux de faire ce film avec moi, explique l'acteur, même
si ses préférences n'allaient pas à ce genre-là.
Sa franchise l'honorait." Molinaro suggère que Jean
Poiret écrive l'adaptation de sa pièce avec lui. Mais le
travail est éprouvant. "L'enthousiasme initial de Jean se dégradait
à mesure qu'il prenait conscience de la spécificité de
l'adaptation cinématographique, qui n'avait rien à voir avec l'écriture
d'une pièce de théâtre. De mon côté, je découvrais
jour après jour la fragilité de Jean et son extrême sensibilité.
Notre collaboration prit fin le jour où il me déclara en pleurant
(il pleurait vraiment) qu'il n'y arriverait jamaisâ¦"
Molinaro reprend alors le travail avec Francis Veber.
Dans un hôtel de l'île de Saint-Martin, puis à Rome et enfin
à Deauville chez Claude Lelouch, le tandem se heurte aux mêmes
difficultés. "Il me faut reconnaître ici l'acharnement
du travail de Veber. Je n'ai jamais connu d'auteur
capable, comme lui, de souffrir des mois entiers sur un texte avant d'être
certain de son efficacité." Le scénario est enfin terminé
et accepté ; le tournage peut commencer à Rome, aux studios
de Cinecittà.
Dans ses mémoires, Michel Serrault
écrit qu'"avec Ugo Tognazzi], l'entente
fut parfaite. Ugo avait bien vu, dès le départ, que le rôle
que tenait Jean dans la pièce n'était pas le plus excentrique.
Le personnage qui allait faire de l'effet restait Zaza Napoli, ses crises de
jalousie et ses colliers de perles. Ugo Tognazzi]
avait compris que ça ne marcherait jamais si son personnage voulait rivaliser
avec le mien. Il était trop grand acteur pour tomber dans un piège
pareil." Mais les témoignages sur ce point divergentâ¦
Très vite, l'acteur italien refuse de jouer en français. "Il
s'y était engagé par contrat, raconte Veber,
mais voyant à quel point Serrault était
prodigieux dans son rôle, il décida de lui donner la réplique
en italien. Cela posa un double problème, au tournage d'abord, au doublage
ensuite. Serrault ne parlant pas italien, il devait
guetter le dernier mot de la réplique de Tognazzi]
pour enchaîner. Et Tognazzi], soit par perversité,
soit parce qu'il savait mal son texte, changeait souvent ce dernier mot. S'il
devait dire "marmelade", il disait "confiture" et Serrault
se mettait à patauger."
Molinaro tente un jour de le raisonner, lui expliquant que son attitude n'aide
ni son partenaire, ni son metteur en scène. Tognazzi]
entre dans une colère noire et, jusqu'à la fin du tournage, fait
régner une ambiance d'affrontement, comme s'en souvient Francis
Veber. "Pendant des semaines, il arrivait sur le plateau et injuriait
Molinaro devant toute l'équipe. À l'italienne, hurlant, arrachant
des pages du script, s'attrapant les couilles à pleines mains, pour mieux
montrer son mépris." Le cinéaste confirme que le tournage
se terminera "sans que jamais l'ambiance du plateau ne retrouve un semblant
de sérénité".
Dans cette ambiance délétère, Michel
Serrault trouve du réconfort en la personne du chef opérateur
Armando Nannuzi. "Je jouais pour cet homme dont, à la fin des
prises, j'apercevais les yeux plissés par le rire silencieux, avec parfois
une petite larme de jubilation. Lorsque je n'étais pas satisfait de mon
jeu, Armando le comprenait immédiatement et c'est lui-même qui
me disait : "Tou vo pas le réfaire ? Pour moiâ¦""
Serrault n'est pas le seul à
être maquillé et habillé de façon extravagante. Pour
échapper aux journalistes qui entourent le bâtiment de la boîte
de nuit, le député Charrier doit se déguiser en femme.
"On me fait lever à quatre heures du matin, se souvient Michel
Galabru⦠On me maquille longuement, avec minutie⦠On me transforme en
pouffiasse royale⦠En talons hauts⦠Il était écrit que je devais
rouler un patin à Ugo Tognazzi. Quand il m'a
vu, il a articulé : "Qué horror ! Je n'embrasserai
pas oune telle horrorâ¦" Un grand roman d'amour fut immédiatement
avorté !"
Un premier montage est projeté à Paris, sans musique et avec
la voix de Tognazzi. Edouard Molinaro et Francis
Veber sont consternés mais Pierre Tchernia, appelé en consultation,
leur prédit un succès. Le doublage en français "fut
un véritable casse-tête, explique Veber.
Il y a toujours une syllabe de plus en italien. "Vin" devient "vino"
et "putain", "putana". Beaucoup d'acteurs tentèrent
de doubler Tognazzi]." Plusieurs solutions
sont également envisagées ; dans la bande-annonce, Renato
parle ainsi français avec un accent italien. C'est finalement Pierre
Mondy qui prête sa voix à Tognazzi],
et sans accent (Michel Beaune et Serge
Sauvion lui succèderont dans les deux suites).
La Cage aux folles rassemble cinq millions de spectateurs et vaut un
César à Serrault, ainsi que trois
nominations aux Oscars (décors, scénario et réalisation).
Philippe Lombard