En mai 1968, Gérard Oury
est en pleine préparation du Cerveau, et les "événements"
sont à deux doigts de faire capoter le film. "Il y avait une
atmosphère tout à fait particulière. Il ne se passait rien
et brusquement tout arrivait. Les choses devenaient totalement différentes,
la France se réveillait un beau matin sans se reconnaître. La police,
qui était occupée aux barricades, avait disparu partout ailleurs,
l'essence avait disparu aussi, tandis que les vélos, eux, étaient
réapparus et ne se gênaient pas pour emprunter les sens interdits."
Dix ans plus tard, il décide de faire de cette période le sujet
d'un film. Le scénario de Y'a pas de mai ! (coécrit
avec sa fille Danièle Thompson)
raconte comment un avocat et son client, un condamné à mort évadé,
traversent la France en grève.
Oury pense à Pierre
Richard pour l'avocat et Patrick Dewaere
pour l'évadé. Ce dernier, flatté d'avoir été
choisi par le réalisateur de La Grande Vadrouille,
signe son contrat sans avoir lu le scénario. Mais quand il le découvre,
l'acteur déchante ; ce n'est pas du tout son genre de film. "Il
n'a pas été écrit pour moi, il a été écrit,
un point c'est tout" explique-t-il à la presse, bien décidé
à se retirer du projet. "Admettons que je respecte la signature
du contrat, qu'est-ce que ça donnera à la sortie ? Un bide,
un navet. Le public sent bien si les acteurs croient à ce qu'ils jouent."
Gérard Oury et le producteur Alain Poiré
sont mécontents et le ton monte. L'agent Serge Rousseau négocie
une sortie à l'amiable : Dewaere versera
un dédommagement. Il est alors remplacé par Victor
Lanoux , qui avait formé un duo au cabaret avec Pierre
Richard dans les années soixante (ce que le réalisateur
ignorait).
Le tournage est prévu à Lyon, Auxerre, Dijon, Chiroubles,
Versailles, Fresnes et Paris, où doivent être reconstitués
les affrontements entre étudiants et CRS au Quartier Latin. "Et
ces barricades pour le confort de chacun, nous les reconstituerons du côté
du boulevard Pereire, explique Oury au "Figaro"
pendant la pré-production. Cela donnera beaucoup de travail car nous
devons nous arranger avec les commerçants pour que leurs boutiques s'identifient
à celles des environs de l'Odéon." Mais le préfet
de police Pierre Somveille est d'un autre avis. Dix ans après les barricades,
"il suffirait d'une étincelle pour mettre le feu aux poudres".
La production doit alors reconstituer le carrefour Mabillon aux studios d'Epinay.
Le préfet met tout de même à disposition de Oury
la salle de "dispatching" où cinquante écrans scrutent
les points chauds de la capitale, ainsi que plusieurs véhicules anti-émeutes.
Les scènes d'affrontements sont filmées avec d'authentiques gendarmes
mobiles du camp de Satory. En face, les étudiants sont de véritables
étudiants, venus là pour se faire un peu d'argent. "Les
accessoiristes distribuent aux jeunes, masqués, casqués, (â¦) les
pavés de caoutchouc qu'ils devront balancer sur les forces de l'ordre.
(â¦) Je crie "Partez !" Manifestants et forces de l'ordre sont
face à face. Les premiers reculent, les autres avancent. Je crie "Pavés !"
Comme flèches à la bataille d'Azincourt, des centaines de pavés
s'abattent sur les gendarmes mobiles, ahuris par la dégelée qui
leur tombe sur la gueule. Ils reculent mais en bon ordre. Ce n'était
pas prévu mais fait très bien. Soudain un pavé atterrit
lourdement à mes pieds. Je le ramasse. Il est bourré de pierres !
Mes étudiants ont rempli les pavés de caoutchouc de tout ce qu'ils
ont pu trouver de dur : boulons, cailloux et ils attaquent vraiment ce
qui de loin ou de près ressemble à un flic. Les gendarmes réagissent
comme on leur a appris, durement mais sans excès. Exactement ce que je
voulais sans avoir osé le demander." À la fin de la séquence,
le bas de pantalon de Pierre Richard prend feu ;
lui portant secours, Oury se transperce le pied
avec un tesson de bouteille. L'acteur comique "se tord de rire. Il prétend
que je suis maladroit."
Le 26 mai 1978, sur un des plateaux voisins où se prépare
Moonraker, un ouvrier laisse tomber sa lampe à souder...
et 800 m² de décors partent en fumée. La confusion est totale,
entre vrais et faux pompiers, vrais et faux CRS, ceux venus pour l'incendie
et ceux du film de Oury⦠Cet événement
va contrarier le cascadeur Rémy Julienne, car son fils Dominique devait
prendre le départ depuis ce studio pour un saut à moto (doublant
Victor Lanoux pour l'occasion). "L'aire d'évolution
est trop courte. L'élan nécessaire, malgré la puissance
de la Yamaha, nous oblige à raccourcir la distance pour se poser. Et
l'affaire n'est pas simple, à 70 km/h par-dessus des CRS en bagarre avec
des étudiants, dans la fumée des explosions. Nous résoudrons
le problème en utilisant une réception en boîtes de carton
du même type que celles utilisées par les cascadeurs pour sauter
de quinze mètres de hauteur."
Rémy Julienne réalise lui-même des têtes à
queue avec une Rolls-Royce avenue Marigny et un car de police à Versailles.
À la Celle-Saint-Cloud, un accident-fleuve nécessite trois nuits
de tournage (des conducteurs, dont l'attention est détournée par
le strip-tease de Katia Tchenko, s'empilent les uns sur les autres). "La
principale difficulté pour moi consiste à escalader en pleine
vitesse une Aronde conduite par Jean Ragnotti qui vient de s'encastrer dans
une caravane, et à me retrouver en équilibre sur le toit de cette
dernière. La caravane laisse voir une bobonne assez surprise de se retrouver
dans cette situation. Cette actrice a un cÅur peu commun : quand Jean défonce
au centimètre près la caravane, elle continue de jouer comme si
de rien n'était."
Le film sort sur les écrans le 11 octobre sous le titre de La Carapate,
au grand dam de Gérard Oury. "Toujours,
distributeurs et exploitants se réfèrent aux succès passés
et "Carapate" évoque "Vadrouille". Il faut s'entêter,
se bagarrer et comme il est nécessaire de se battre pour tout, on fatigue
et on lâche."
Philippe Lombard