Dans les années soixante, Agatha
Christie refuse la proposition de la MGM de porter Le Crime de l'Orient-Express
à l'écran. D'une part, parce que les versions cinématographiques
de ses romans lui ont toujours déplu, d'autre part, parce qu'il serait
question de remplacer Hercule Poirot par Miss Marple (alors interprétée
par Margareth Rutherford dans une série
de films reniée par la romancière). En 1973, les producteurs anglais
John Brabourne et Richard Goodwin projettent à leur tour d'adapter le
roman tout en connaissant les réticences de l'auteur. Aussi, Brabourne
demande-t-il à son beau-père, Lord Mountbatten, d'user de son
influence auprès d'elle. L'ex-vice-roi des Indes l'admire depuis toujours
et lui assure que l'intention de son gendre et de son associé est d'être
fidèle au récit publié en 1933. Agatha
Christie accepte et Paul Dehn (Goldfinger
et les suites de La Planète des singes) écrit
le scénario.
Cette grosse production britannique est confiée au cinéaste américain
Sidney Lumet. "Bien que ce soit un mélodrame,
cela restait une pièce légère. J'étais en train
relire "Il importe d'être constant" d'Oscar Wilde et
j'ai vu : sa méthode consiste à se centrer sur ce qui n'a
aucune importance et à jeter par la fenêtre tout ce qui est essentiel.
L'important n'est pas que Constant soit un enfant trouvé, mais qu'il
ait été trouvé dans un sac sur une ligne de banlieue. Ça
a été pour moi une révélation." Dès
lors, Lumet va mettre en chantier Le Crime de l'Orient
Express en consacrant "toute (son) attention au visuel, à
la beauté du visuel, au luxe et à la "gaieté"
du visuel."
Il insiste également pour avoir une distribution prestigieuse
et fait en premier appel à son ami et superstar Sean
Connery (qu'il a dirigé dans Le Gang Anderson et The
Offence), afin d'attirer d'autres acteurs. Suivent ainsi Richard
Widmark, Vanessa Redgrave, Jacqueline
Bisset, Michael York, John
Gielguld, Jean-Pierre Cassel (dont le
rôle fut un temps envisagé pour Robert
Dhéry), Martin Balsam, Anthony
Perkins, Lauren Bacall, Colin
Blakely, Denis Quilleyâ¦
Lumet propose à Ingrid
Bergman le rôle de la princesse Dragomiroff mais l'actrice préfère
celui de Greta. "Je l'ai rappelé : "Pourquoi voulez-vous
que je mette un masque pour jouer la princesse russe alors qu'il y a un excellent
rôle fait pour moi ? Cette missionnaire suédoise, cette demeurée,
c'est exactement ce qu'il me faut. Et je pourrai y mettre le bon accent. C'est
ce rôle-là qui me plaît. (â¦) Sidney insistait sous prétexte
que le rôle n'était pas assez bon, mais j'ai répliqué :
"En dehors de celui d'Hercule Poirot, tous les rôles ont à
peu près la même importance : ce sont de simples portraits.
Cette missionnaire me plaît beaucoup, et je crois que je pourrais en faire
quelque chose de très drôle. J'ai des tas d'idées. Rassurez-vous,
je serai redoutable !" Lumet accepte
et confie le personnage de la princesse à Wendy Hiller.
Le personnage du détective privé belge Hercule Poirot (qui n'a
jusque là été interprété que par Alan Trevor
et Tony Randall) est attribué à Albert Finney.
"Il y avait plusieurs bonnes raisons pour refuser cette offre qui m'était
faite. Je n'avais jamais été dans ce genre de film rempli de stars,
et à l'époque j'étais parti pour de longs mois de représentations
de la pièce "Chez nous" dans le West End. Comme les deux rôles
nécessitaient ma présence pour quasiment chaque réplique,
cela signifiait travailler jour et nuit. Finalement, le fait que Sidney
Lumet, un cinéaste que j'ai toujours admiré, réalise
le film m'a décidé."
À Londres, en janvier 1974, Lumet
réunit son casting dans une pizzeria afin que tous fassent connaissance.
Le lendemain, une lecture a lieu au Dorchester Hotel en présence des
techniciens et du staff production. "La lecture commence, se souvient
Jean-Pierre Cassel. Ce fut certainement une
des plus mauvaises lectures à laquelle j'ai pu assister au cours de ma
carrière. Tous ces splendides comédiens, sans doute impressionnés
les uns par rapport aux autres, le nez enfoui dans leur brochure, ne donnèrent,
mis à part John Gielguld peut-être, qu'une part infinitésimale
de leur talent. Ils marmonnaient pour la plupart, déblayaient leur texte,
donnant l'impression de vouloir s'en débarrasser au plus vite."
Sidney Lumet fait ensuite sortir techniciens et producteurs
avant de retravailler avec toute sa troupe. "Et là, ce fut autre
chose. Et je me disais que le film allait être une belle démonstration
de ce qu'on pouvait attendre de l'art des comédiens." Dix jours
de répétition suivent aux studios de Elstree où les différentes
parties du train sont dessinées sur le sol du plateau.
Le décorateur Tony Walton reconstitue avec soin les intérieurs
de l'Orient-Express. Un wagon dont chaque panneau peut se démonter est
construit, tandis que les cabines et les couloirs sont reproduits en deux modèles
afin de pouvoir tourner d'un côté ou de l'autre sans perdre de
temps. Parallèlement, une seconde équipe tourne en France les
plans d'extérieur avec le train (tracté par une magnifique locomotive,
la 230 G 353) sur la ligne Pontarlier-Gilley, aux abords de l'ancienne gare
de Montbenoît. Si certains plans sont tournés à Istanbul,
la gare d'où part le convoi est reconstituée aux ateliers SNCF
du Landy à Saint-Denis. Lors du tournage de cette scène (où
apparaissent les personnages principaux pour la première fois), Lumet
repère un photographe caché sur le toit d'un des wagons et l'expulse
manu militari, car l'exclusivité des photos a été donnée
à Tony Armstrong Jones, le fiancé de la princesse Margaret.
Lumet prend un autre coup de sang mais
cette fois⦠contre Richard Widmark ! Le restaurant
de la gare d'Istanbul est reconstitué dans un grand hôtel de Londres,
où comédiens et comédiennes n'ont pas le même confort
qu'à Elstree. "Nous devions nous changer tous ensemble, raconte
Jean-Pierre Cassel, hommes et femmes simplement
séparés par une tenture tendue au milieu d'une grande salle de
réception. Un seul eut le malheur de ne pas apprécier cette promiscuité
et le fit savoir aussitôt : Richard
Widmark. Il avait à peine terminé ses réflexions
que l'on vit jaillir dans notre vestiaire, tel un diable sortant de sa boite,
un Sidney Lumet écumant. Il se précipite
sur Richard, l'attrape par le col de sa chemise et le tire violemment dehors.
Il lui arrivait à peine sous le menton, mais cela ne l'empêcha
pas de la bousculer et de lui crier dessus. "Il n'y a que des stars ici.
Personne ne râle. Tu vas faire comme les autres ! Tu nous gonfles
avec tes capricesâ¦", etc. Je ne comprenais pas tout. Mais Richard, lui,
avait compris et il se changea avec nous, sans mot dire."
Pour Albert Finney, interpréter Hercule Poirot
est un vrai travail de composition basé sur l'accent français
et son apparence. À 38 ans, il doit en effet apparaître beaucoup
plus âgé et subir pour cela des séances de maquillage quotidiennes
de deux heures. "La transformation était complète avec
un faux nez et des joues rembourrées, qui achevaient de me faire ressembler
à un Åuf. Mais la partie la plus importante de ce maquillage était
la chevelure noire luisante et la moustache méticuleusement taillée. "
Pour modifier sa silhouette et l'alourdir, il rembourre ses vêtements
avec du coton hydrophile.
Lors de la scène finale, où Poirot dévoile
les coupables du crime, Sidney Lumet tourne sous deux
angles. "Il fallait que chacun se souvienne de tel ou tel geste qu'il
aurait fait sur tel et tel mot, indispensable pour les raccords, explique Jean-Pierre
Cassel, et qu'on tournerait la scène dans la continuité.
Long monologue d'Hercule Poirot, c'est une scène écrasante pour
Albert Finney. À la fin de la scène
spontanément, nous avons tous applaudi." Au mois de novembre,
Agatha Christie se rend à la première
du film et se dit très satisfaite de l'adaptation et de l'interprétation
d'Albert Finney, à l'exception d'une chose :
la moustache de Poirot n'est pas assez belle !
Philippe Lombard