Au milieu des années soixante, le producteur britannique
Euan Lloyd (responsable de Opération Opium
et Bien joué Matt Helm) rencontre le romancier Louis L'Amour à
une réception à Hollywood. Il éprouve pour le célèbre
auteur de westerns (dont plusieurs ont été portés à
l'écran, comme Hondo ou La Diablesse en collant rose) une
grande admiration et lui confie son envie d'adapter un de ses romans, Shalako,
l'histoire d'un groupe d'Européens venus faire des safaris dans l'Ouest
et qui sont attaqués par des Indiens. L'Amour vend une option d'un an
sur le livre, qui est renouvelée à deux reprises. En 1967, le
projet prend forme, Lloyd a obtenu l'accord du réalisateur Edward
Dmytryk (L'Homme aux colts d'or, Le Bal
des maudits) et pense pouvoir réunir Henry Fonda
et Senta Berger. Mais Fonda
le prévient qu'il n'est plus en odeur de sainteté à Hollywood
et que le film ne pourra sans doute pas se monter sur son nom. Euan Lloyd vérifie
amèrement cette prédiction et doit trouver un nouveau castingâ¦
Au cours d'une discussion à propos du dernier James Bond (On
ne vit que deux fois), Louis L'Amour assure à Euan Lloyd que
Sean Connery serait parfait sur une selle ! L'idée
semble irréalisable, tant l'acteur écossais est la superstar de
l'époque mais le coup vaut d'être tenté. Ce dernier est
alors à Glasgow pour tourner un documentaire (The Bowler and the Bunnet)
et a donné instruction à son agent de ne pas le déranger.
Mais au vu du montant du cachet proposé par Euan Lloyd (un million de
dollars et trente pour cent sur les bénéfices), il passe outre
et Connery accepte la proposition avec joie !
Il faut maintenant trouver une partenaire féminine à sa taille.
À quel sex-symbol peut-on associer James Bond ? Brigitte
Bardot est assez vite choisie. Son agent, Olga Horstig, organise la rencontre
avec Euan Lloyd à la Madrague, sa villa de Saint-Tropez. "Il
fut effaré : pour arriver chez elle, il faut, après la Baie
des Canoubiers, suivre un chemin de chèvres et il se demandait où
je l'emmenais !"
Mais si Bardot a signé le
contrat (pour un cachet trois fois moindre que celui de Connery),
elle n'a pas lu pour autant le scénario et lorsqu'il s'agira de partir
pour l'Andalousie (le tournage était initialement prévu au Mexique
avant qu'une dévaluation du peso ne soit décidée par le
gouvernement), elle tentera même de se désengager du film, proposant
à Olga Horstig de payer un dédit. C'est qu'à cette époque
(fin 1967-début 1968), elle vit une histoire d'amour passionnée
avec Serge Gainsbourg, alors qu'elle est encore mariée avec Gunther Sachs.
"Je ne voulais plus partir dans ce trou du cul de l'Espagne qu'est Almeria !
Je ne voulais plus tourner ce Shalako dont je me foutais éperdument !"
écrit-elle dans ses mémoires. Elle doit pourtant s'y rendre, en
janvier 1968, la mort dans l'âme. Gainsbourg lui enverra sur le tournage
sa chanson Initials B.B. qui évoque leur liaison et leur séparation
("À chaque mouvement, On entendait, Les clochettes d'argent,
De ses poignets, Agitant ses grelots, Elle avança, Et prononça
ce mot, Almeria !").
Lorsque Sean Connery arrive en Espagne, il porte
une large moustache à la mexicaine, inspiré par les photos des
années 1880 (il est ainsi dans les premières photos de presse
avec sa partenaire). "J'étais bien embêté, raconte
Euan Lloyd. Si je payais un million de dollars pour le visage le plus célère
du cinéma, c'était que pour le public le voit ! Mais Sean
est un Ecossais têtu et il ne voulait rien entendre. J'ai harcelé
son agent pour qu'il lui parle mais il me répondait toujours : "Tu
es le producteur, TU lui parles !" Six jours avant le tournage, son
copain, le cascadeur Bob Simmons, est venu me voir en souriant. "Je pense
que vous aurez de la chance aujourd'hui. Quand j'ai quitté l'hôtel,
Sean se regardait attentivement et longuement dans
la glaceâ¦" Lorsque Sean est arrivé pour
les répétitions, il arborait le visage de Bond. Ni son agent ni
moi n'avons dit un mot !"
Sur place, dans le désert de Tabernas, deux autres films
sont en tournage : le western Une corde, un colt
de Robert Hossein avec Michèle
Mercier, et le film de guerre Enfants de salauds de Andre de Toth
avec Michael Caine. Or, les trois productions se
situent dans le même périmètre, ce qui n'est pas sans poser
quelques problèmes. Un jour à Las Salinillas, Sean
Connery et Brigitte Bardot répètent
avec soin le texte et les mouvements d'une scène difficile techniquement
à la fin de laquelle une centaine d'Indiens (joués par des gitans
espagnols) doivent les encercler. "Au beau milieu d'une de nos dernières
répétitions, nous vîmes apparaître les Indiens hurlant,
piaffant, brandissant leurs lances et leurs armes, raconte Bardot.
Affolé, mon cheval se cabra, je faillis tomber, Sean n'y comprenait rien,
moi non plus, Edward Dmytryk non plus. Ce fut la
panique. Tout le monde gueulait. Evidemment, la caméra ne tournait pas,
la scène n'avait pas été filmée puisque c'était
une répétition. Pendant que nous nous crêpions tous le chignon,
Robert Hossein continuait tranquillement sa mise
en scène à l'aide de son talkie-walkie, bien loin de se douter
que, branché sur la même longueur d'onde que celle d'Edward
Dmytryk, il avait donné malgré lui le signal du départ
avec le mot "Go" alors que personne ne s'y attendait."
Une autre fois, c'est Michèle Mercier
qui voit "surgir une diligence rouge criblée de flèches
qui brinquebalait à grande vitesse sur la piste empierrée. Des
Peaux-rouges menaient un train d'enfer à son entour. Je stoppai net les
deux chevaux de ma carriole en tirant les rennes. À l'intérieur,
une chevelure blonde remontée en chignon. Une femme que j'aimais beaucoup.
Brigitte Bardot, emportée par le destin,
était ainsi entrée dans le champ de mes caméras. Je lui
fis un petit signe de la main. Elle souriait et moi aussi." Michael
Caine raconte également comment les Indiens et la diligence ont
débarqué à leur tour au beau milieu des tanks de la seconde
guerre mondiale, lesquels ont terrorisé les chevaux, qui ont désarçonné
leurs cavaliers !
Même si elle joue une chasseuse de gros gibier, Bardot
n'en reste pas moins une amie des animaux, et s'insurge sur le plateau contre
l'idée de maltraiter un puma pour les besoins d'un plan (la scène
d'ouverture). "Son âcela vous plairait que je vous tire une cartouche
paralysante dans les fesses ?' résonne toujours dans mes oreilles"
raconte Michèle Mercier. Les relations
entre Bardot et Edward Dmytryk
ne sont pas idylliques. "Ce metteur en scène était dur,
froid, il avait des exigences militaires. Aucun charme ce type-là !
Dès le départ nous avons été en adversité.
À l'arrivée, ce fut presque de la haine !" Le jour
où elle arrive une demi-heure en retard sur le tournage n'arrange rien.
"La patience d'Edward Dmytryk était
réellement remarquable, explique de son côté l'actrice Honor
Blackman. Mais avec Brigitte, je suppose que nous avons tous eu
du mérite."
Chaque soir, Bardot et Mercier
font la fête au dernier étage de l'hôtel Aguadulce et nourrissent
chaque matin les chiens errants avec les restes de leurs agapes. La musique
ne s'arrête pas, le champagne coule à flots. B.B. affirme avoir
découvert un soir Sean Connery "à
poil dans mon lit avec ses chaussettes... Il n'a pas fait long feu car je n'étais
pas une James Bond Girl ! Je n'ai jamais succombé à son charme."
De son côté, Michael Caine raconte qu'une
nuit, l'actrice paye le portier pour la laisser entrer dans sa chambre. "Elle
m'a dit : âNous sortons danser, Michael, il faut que tu viennes avec nous.'"
Aucune romance ne découle pourtant de cette incursion nocturne (Bardot
destinant l'Anglais à l'une de ses proches amiesâ¦). Invité à
la soirée de fin de tournage de Shalako, Caine
reçoit un morceau de pain rassis et dur à la tête ;
Bardot n'a en effet pas apprécié
de le voir rire à son passage (un complet malentendu, par ailleurs)â¦
Au final, aucun des principaux protagonistes de Shalako n'aura été
réellement satisfait par le filmâ¦
Philippe Lombard