En 1959, le journaliste irlandais naturalisé américain
Cornelius Ryan publie Le Jour le plus long,
un livre racontant en détail le déroulement du débarquement
américain sur les plages normandes le 6 juin 1944. Neuf ans d'enquête
ont été nécessaires, auprès de quarante-neuf correspondants
de guerre et de milliers de personnes, dont de nombreux combattants, sans oublier
des officiers supérieurs allemands et américains. Le producteur
français Raoul Lévy (Et Dieu⦠créa la femme) achète
les droits et annonce un casting spectaculaire : Frank
Sinatra, Jean Gabin, Rock Hudson,
Curd Jürgens⦠Il s'assure la collaboration
de l'armée française auprès du général Koenig
(grande figure des Forces Françaises Libres, devenu parlementaire) et
prévoit un tournage en Corse, mais le soutien militaire américain
est refusé car il ne s'agit pas d'une production hollywoodienne⦠Le projet
tombe à l'eau et Lévy revend les droits à Darryl Zanuck.
Pilier de la 20th Century Fox (résultat de la fusion de sa société,
la Twentieth Century Pictures, et de la Fox Film Corporation en 1935), Zanuck
s'est installé à Paris dans les années cinquante, bénéficiant
d'un statut de semi-indépendance (il a sa propre société
de production, située rue La Boétie). Pour Le Jour le plus
long, il voit les choses en grand mais doit lutter contre les réticences
de la Fox, notamment à propos du choix du noir et blanc. "Le
film sera plus crédible ainsi, leur dit-il ; d'abord nous pourrons
y insérer de véritables images des actualités de l'époque
et je veux que tout mon film soit une véritable reconstitution de ce
qui s'est réellement passé." Après avoir obtenu
gain de cause, Zanuck démarre la pré-production à Paris,
comme s'en souvient son assistante Elisabeth Gagarine. "Tout a commencé
par une ronde de garçons de course qui apportaient rue La Boétie
la copie fournie par Cornelius Ryan, installé
avenue George V, à l'hôtel Prince de Galles. Historien incontesté,
Ryan n'avait aucune expérience du film, et une équipe de scénaristes
mettait aussitôt son Åuvre en forme, sans qu'il y ait de notables conflits."
Quatre auteurs, en tout : James Jones (l'auteur
de Tant qu'il y aura des hommes), le duo David Pursall-
Jack Seddon (qui écrira plusieurs adaptations
d'Agatha Christie dans les années à
venir) et Romain Gary (qui avait adapté son propre roman, Les Racines
du ciel, pour Zanuck).
Reste à établir une distribution qui, au départ,
ne semble pas devoir " briller ", car le livre rend d'abord
hommage à des milliers d'anonymes. Mais il est difficile de faire interpréter
une superproduction par des inconnus⦠"Zanuck m'a envoyé le scénario,
raconte Robert Mitchum. Pour ce genre de film, il
était très bon. Et j'ai dit : "Bien sûr, je le
ferai." Alors John Wayne m'a appelé
et m'a demandé si j'allais faire le film. J'ai dit oui. "Alors,
moi aussi" a dit le Duke. Et Henry Fonda
m'a appelé. Darryl m'a dit que c'était moi qui les avais amenésâ¦"
Wayne remplace en réalité William
Holden, qui a décliné le rôle du colonel Benjamin
Vandervoort, et réclame 250.000 dollars quand ses collègues en
obtiennent 30.000. "Je voulais faire le film parce que je pensais c'était
une Åuvre importante, mais je voulais aussi faire payer Zanuck pour ce qu'il
avait dit sur le fait que j'ai réalisé Alamo."
Le nabab avait en effet reproché publiquement à la star de se
mêler de choses qui ne le regardaient pas⦠Le casting se poursuit avec
d'autres stars (Mel Ferrer, Robert
Ryan, Eddie Albert, Curd
Jürgens, Bourvilâ¦), des vedettes confirmées
(Robert Wagner, Richard Burton,
Peter Lawford, Roddy McDowall,
Sal Mineo, Rod Steigerâ¦) et
des débutants déjà remarqués (Sean
Connery, Richard Beymer, George
Segal, Paul Anka, Fabianâ¦).
Les premières prises de vues ont lieu en mai 1961 en Corse, où
la production profite de la présence inhabituelle de la 6ème
flotte de la marine américaine, venue participer à des manÅuvres
alors qu'elle est basée en Méditerranée orientale. La plupart
des bâtiments ont réellement participé au D-Day, une aubaine
pour Zanuck, même si l'armement moderne (des lance-missiles, notamment)
oblige à tout filmer de l'arrière. Tout ne sera pas aussi simple,
comme le raconte Elisabeth Gagarine. "Si nous trouvions à peu
près le nécessaire du côté américain, français
et britannique, grâce à la complaisance de leurs armées
et à la richesse du fameux costumier Dermann de Londres, la débâcle
de la Wehrmacht nous privait de tout matériel allemand. Zanuck exigeait
des avions allemands authentiques et non des appareils fantaisie plus ou moins
maquillés. Au point qu'un soir, au bord du découragement, je l'ai
entendu soupirer : "Pour Eisenhower, c'était facile. Lui, il
l'avait, le matériel !" Enfin, nous avons découvert
deux Messerschmitt dans un hangar d'Espagne et les prises de vues en extérieur
ont pu s'achever sans problèmeâ¦"
À Paris, on recrute des cascadeurs pour les rôles
de troufions. La sélection est rude, les plus faibles sont écartés.
Sur un terrain militaire de Versailles, Jonny Jendrich, un ancien sergent de
la Wehrmacht qui a déjà officié comme conseiller technique
sur plusieurs films français (Babette s'en va-t-en guerre, Le
Chemin des écoliersâ¦), transforme ses jeunes recrues en véritables
soldats. "C'est un dur de dur revenu de l'enfer de Stalingrad, se souvient
l'acteur américain Edward Meeks.
Il semble prendre une joie sadique à nous en faire baver, ramper dans
la boue, escalader des échelles, nous jeter dans l'eau glacée,
sauter des toits." De son côté, le français Gil
Delamare est chargé de former des parachutistes à la base de Pau.
Le futur cascadeur Yvan Chiffre fait partie des heureux élus qui, eux
non plus, ne sont pas à la fête. "Nous recevons un entraînement
poussé, presque un entraînement de commando : on nous largue
de l'avion à 150 ou 180 mètres, comme les commandos en Indochine,
alors que le saut normal est de 450 mètres⦠La production a dû
demander une dérogation au ministère des Armées."
Le tournage des scènes de débarquement se déroule à
la Pointe du Hoc (la scène des grappins avec Robert
Wagner et George Segal) mais surtout⦠en Corse
et sur l'île de Ré ! Car le paysage normand a bien changé
depuis 1944, des résidences secondaires se sont construites à
tour de bras. Omnipotent sur ce tournage d'envergure, Zanuck se rend en hélicoptère
d'un lieu de tournage à un autre (Pont de Bénouville, Port-en-bessin
- qui représente à l'écran Ouistreham, Caen, Bayeuxâ¦) et
réalise lui-même une partie du film, notamment les scènes
avec John Wayne et Richard Burton.
Mais il doit déléguer les scènes allemandes à Bernhard
Wicki, les scènes anglaises à Ken Annakin
et les scènes américaines à Andrew
Marton. On doit également à Elmo Williams
plusieurs scènes de combat et Gerd Oswald est chargé de l'épisode
de Sainte-Mère-Eglise.
Dans ce dernier endroit, haut lieu du Jour J (elle fut la première ville
libérée), Gil Delamare doit reconstituer l'arrivée des
parachutistes américains. "Sauter d'avion ? Pas question !
Donc, d'hélicoptère ! Bien que ça ne soit pas très
agréable, je pensais que c'était le seul moyen et, de toute façon,
je n'en imaginais pas d'autres. Et ce furent des nuits épouvantables !
(â¦) Personne n'arrivait à l'endroit prévu ! Nous avons fait
64 - soixante-quatre - sauts de nuit sur ce bled sans résultat. C'était
à devenir fou ! Puis, j'ai essayé d'attacher les parachutistes
à un câble : rien à faire non plus !"
Delamare a alors l'idée d'employer des grues et de lâcher les parachutistes
à vingt mètres du sol. "C'est, je pense, le record du
monde de saut à basse altitude !" Lorsque les cascadeurs
sautent réellement d'un avion, ils n'atterrissent pas toujours là
où ils voudraient, traversant malencontreusement des toitures. Après
plusieurs jours, les habitants n'hésitent pas à leur demander
s'ils ne peuvent pas, le soir suivant, sauter chez eux. "Tout le village
sait que si nous tombons sur un toit et brisons une trentaine de tuiles, Zanuck
paie toute la toitureâ¦" précise Yvan Chiffre.
Utah Beach et Omaha Beach sont reconstituées sur la plage
de Sablanceaux, à l'île de Ré. Le tournage va y durer plusieurs
mois. Les figurants n'en finissent pas de débarquer, de patauger, de
courir et de mourir. "C'est bien simple, j'ai l'impression de rempiler",
confie l'un d'eux à un journaliste de "Paris-Presse". Parmi
eux se trouvent aussi de véritables soldats américains, qui n'apprécient
pas du tout d'avoir été enrôlés de force dans cette
guerre de pacotille. Ils énumèrent les pressions dont ils ont
fait l'objet dans des lettres qui sont lues au Sénat ! L'un des
élus estime que le Congrès n'a pas levé une armée
pour qu'elle prenne part à une "entreprise commerciale privée".
Zanuck a obtenu de l'aide de son ami, le général Norstad, commandant
en chef des forces américaines en Europe, qui lui a fourni hommes et
matériels. Un empressement peu apprécié à Washingtonâ¦
Lorsqu'un journal relate les propos moqueurs de Robert
Mitchum sur la peur des militaires d'embarquer à bord des péniches
de débarquement, la coupe est pleine et les aides sont sur le point d'être
coupées. Zanuck doit intervenir et Mitchum
se fend d'un communiqué où il dément avoir tenu de tels
propos.
Le producteur encense le professionnalisme de son acteur lors
des scènes de débarquement. "Mitchum
devait sauter d'une embarcation et traverser une plage sur deux kilomètres.
Il a dû se tenir à la hauteur d'un régiment de G.I. entraînés.
Il a dû se baisser à 97 repères d'explosion et, dans le
mouvement et sans "coupes", s'affaler au pied d'un bunker et dire
son dialogue pendant que tout explosait autour de lui." Un jour, pourtant,
tout ne s'est pas si bien passé, comme s'en souvient Yvan Chiffre. Les
artificiers doivent faire sauter une muraille (qui, dans le film, empêche
les Américains de s'introduire dans les terres). "Quand tout
est au point, il y a un moment de silence. Les dix équipes caméras
sont prêtes, soigneusement disposées sur les 5 kilomètres
de plage ; 2500 hommes couchés face contre le sable, les muscles
bandés, attendent que le ciel leur tombe sur la tête. On nous a
dit de nous mettre du coton dans les oreilles, car les artificiers ont préparé
une formidable explosion qui doit ébranler la muraille ; nul ne
sait à combien de mètres vont monter les débris. (â¦) Soudain,
on entend un bruit ridicule, à peine un coup de revolver. Trois briques
tombent de la muraille, une fumerolle s'élève, en même temps
qu'éclate sur la plage un fou rire général." Trois
jours seront nécessaires pour retrouver le fil qui s'est débranchéâ¦
À la fin du tournage, Darryl Zanuck tient à remercier les milliers
de participants. Il organise sur l'île de Ré une énorme
fête et charge Edward Meeks de s'occuper du
spectacle. Des artistes et des strip-teaseuses sont amenés de Paris par
hélicoptère, et Yvan Chiffre règle une bagarre⦠qui s'étend
à toute la salle, surchauffée. "C'est certainement la
plus grande bagarre de cinéma que j'ai jamais vue."
Le jour le plus long connaîtra un très grand succès,
qui permettra à la Fox d'échapper à la banqueroute, à
la suite des dépassements de budget de Cléopâtre.
Philippe Lombard