En mai 1954, la presse américaine annonce que John
Huston vient de signer un accord avec la Allied Artists (encore récemment
la Monogram Pictures) pour trois films, dont le premier sera L'homme qui
voulut être roi, l'adaptation d'une nouvelle de Rudyard
Kipling publiée en 1888. L'histoire est celle de deux aventuriers,
ex-soldats de l'armée britannique, qui se sont mis en tête d'atteindre
le Kafiristan, "le coin supérieur droit de l'Afghanistan",
afin d'en devenir les rois. "Ils ont trente-deux idoles païennes
là-bas et nous on sera la trente-troisième et la trente-quatrième.
C'est un pays montagneux et les femmes sont très belles dans le coin."
Huston demande à Peter
Viertel, qui vient de travailler avec lui sur Plus fort que le diable,
d'écrire le scénario, et souhaite obtenir l'accord de Humphrey
Bogart et Clark Gable. Après la disparition
du premier en 1957, le cinéaste pense à Robert
Mitchum mais la mort de Gable trois ans plus
tard semble mettre fin à ce beau projet.
Cependant, John Huston est passionné
par l'Åuvre de Kipling et relance la production
en 1964. Il signe cette fois un accord avec Seven Arts et entend mener à
bien son rêve avec le producteur, le scénariste et l'interprète
principal de la Nuit de l'iguane, respectivement Ray Stark, Anthony
Veiller et Richard Burton. La journaliste
américaine Dorothy Kilgallen rapporte que les premières rushes
de La Colline des hommes perdus enthousiasment à tel point les
pontes de Seven Arts, qu'ils verraient bien Sean Connery
dans l'un des deux rôles⦠Mais Huston a alors
en tête le duo Richard Burton- Peter
O'Toole, qui vient de triompher dans Becket de Peter
Glenville. Une fois de plus, le projet ne se concrétise pas et
il est même question que Martin Ritt le reprenne
à son compte en 1968, mais sans plus de succès.
En 1973, le producteur John Foreman rend visite à Huston
en Géorgie, dans sa maison de St. Clerans. "Flânant un
jour dans la bibliothèque, raconte le cinéaste, il dénicha
trois vieux découpages de L'Homme qui voulut être roi, dus
à Aenas MacKenzie, Steve
Grimes et Tony Veiller.
Les ayant lus, il en discuta avec moi et suggéra de proposer le film
à Paul Newman." Il s'agirait
alors de la troisième collaboration successive de l'acteur avec Huston,
après Juge et hors-la-loi et Le Piège.
Foreman va même plus loin : il espère reconstituer le duo
de Butch Cassidy et le Kid, qu'il a produit en 1969.
Mais, outre le fait qu'il vient de retrouver Robert Redford
dans L'Arnaque (qui sortira fin 1973), Newman
pense que le film devrait être interprété par des Anglais
et suggère les noms de Sean Connery et Michael
Caineâ¦
"C'était l'évidence, raconte Huston.
Elle crevait les yeux. Avec sa perspicacité habituelle, Paul nous avait
désigné les vedettes idéales pour notre film. Sollicités
sans tarder, Connery et Caine
acceptèrent aussitôt." Les deux acteurs se connaissent
depuis les années 50, alors qu'ils tentaient de percer à l'écran
(ils se sont aussi croisés sur le téléfilm Requiem for
a heavyweight, écrit par Rod Serling, en
1957) et sont très heureux de se retrouver.
John Huston part à Cuernavaca,
au Mexique, écrire le scénario avec sa collaboratrice de longue
date Gladys Hill. " Tout en profitant de ce qu'il y avait de valable
dans les premières adaptations, j'en écrivis une autre, plus proche
de Kipling. Sa nouvelle était un peu courte
pour un film, mais abordait des thèmes dignes d'être développés :
la franc-maçonnerie, par exemple, dont on trouve les symboles sur le
gousset de Kipling, la pierre d'autel et le trésor.
À partir de là, Gladys et moi avons fabulé avec bonheur,
ajoutant des éléments qui enrichissaient, sans la trahir, la brève
nouvelle originale." En effet, le scénario est extrêmement
fidèle, reproduisant au dialogue près certaines scènes
(le pacte de Dravot et Carnehan, la mort de Dravot sur le pont, le mariage "royal"â¦),
mais ajoute des idées importantes, notamment la flèche plantée
dans la cartouchière de Dravot qui en fait un dieu aux yeux de la population
locale. Ils font également intervenir Rudyard
Kipling lui-même (interprété par Christopher
Plummer), qui remplace le narrateur anonyme de la nouvelle.
John Huston fait des repérages en Turquie,
aux ruines grecques d'Ephèse notamment, mais une crise diplomatique avec
les Etats-Unis à propos de la culture du pavot rend le tournage impossible.
Le film débute finalement en janvier 1975 au Maroc. À Marrakech,
le décorateur français Alexandre Trauner reconstitue le marché
de Lahore (au Pakistan) vers 1880, puis l'équipe émigre aux pieds
des montagnes de l'Atlas et dans les gorges du Tocha à Tinghit. Le temple
de Sikandergul est érigé en plein désert et revient à
la production à plus de 500.000 dollars.
"Au moment de tourner les scènes dans la
pseudo-passe de Khyber, se souvient Huston, on nous
informa que les tribus locales ne permettaient pas qu'on photographiât
leurs femmes. (L'assistant-réalisateur) Bert Batt courut à la
ville la plus proche et recruta toutes les filles des bordels. On nous avait
recommandé de ne pas porter la main sur une femme : même une
prostituée doit être protégée de tout contact avec
des infidèles. (â¦) Soudain, devant un tourniquet installé à
la frontière (supposée) entre l'Afghanistan et l'Inde, une des
femmes refusa d'avancer. Les chameaux piétinaient derrière elle.
Rien ne pouvait la convaincre. Elle ne bronchait pas. Alors Bert passa derrière
elle et lui donna un coup de pied dans le derrière - de si bon cÅur que
moi, qui me tenais à côté d'elle, j'en ressentis l'impact.
Si elle avait poussé le moindre cri, Bert aurait été taillé
en rondelles. Elle hocha seulement la tête, résignée, et
alla rejoindre les autres."
Pour le rôle du Grand Prêtre (qui démasque
Dravot), Huston tient à trouver quelqu'un de
la région, un homme âgé dont le visage reflète la
difficile existence. Mais le jour du tournage des scènes en question
approche et aucun des Marocains envisagés ne fait l'affaire, quand, au
petit matin, le réalisateur voit passer un vieil homme barbu. Il s'agit
d'un des veilleurs de nuit engagés par la production. Il correspond exactement
à ce qu'il cherche. L'homme accepte mais continue à travailler
la nuit (personne n'a pensé à lui dire d'arrêterâ¦) et est
absolument épuisé après trois jours de tournage !
Pour la princesse Roxanne, qui doit épouser le nouveau roi du Kafiristan,
Huston pense à Zoe Sallis, son ancienne compagne
(et mère de son fils Danny), mais son épouse s'y oppose catégoriquement !
Il trouve alors l'interprète idéale : Shakira, l'épouse
de Michael Caine. Celle-ci, si elle a été
mannequin, n'a jamais joué la comédie et refuse d'emblée.
Son mari passe une nuit entière à essayer de la convaincre, en
vain. Le lendemain, elle assiste au tournage et Huston
la prend à part. "Après seulement un moment, se souvient
Michael Caine, elle s'est mise à sourire puis
à rire. Juste avant que nous commencions à tourner, John annonça
que Shakira avait accepté de jouer le rôle de la princesse Roxanne.
Je n'ai jamais réussi à savoir ce qu'il lui a dit, mais j'aimerais
bien !"
Le tournage de L'Homme qui voulut être roi s'avère
particulièrement difficile, l'équipe souffrant du climat, de la
nourriture et⦠de la corruption ambiante. "Dieu seul sait combien de
bakchichs il a fallu distribuer pour obtenir la moindre chose, même des
autorités officielles. La corruption régnait partout. Nous avons
vite compris que mieux valait se laisser rançonner que d'essayer de discuter.
Cela revenait moins cher." Pour les cascadeurs, les défis sont
nombreux. Bob Simmons, doublure de Sean Connery sur
les James Bond, doit s'occuper des scènes équestres. Mais lorsque
John Huston lui demande de régler une séquence
de polo avec des mulets, il déchante car il déteste ces animaux-là,
enclins à donner des coups de sabots. Simmons demande alors à
l'équipe artistique de lui concevoir des oreilles de mulets qu'il placera
sur les chevaux ! Huston ne se rend compte de
rien et félicite même le cascadeur. "Le lendemain, raconte
Simmons, j'ai mis une paire d'oreilles sur son plateau de petit-déjeunerâ¦"
La séquence physique la plus périlleuse est celle où le
personnage de Sean Connery tombe du pont suspendu,
à la fin du film. Le cascadeur Joe Powell réalise ce saut de plus
de soixante mètres qui terrifie toute l'équipe, y compris John
Huston.
Le tournage est allégé par la prestation du duo-vedette.
"La relation que Sean et moi-même avions en tant que Danny et
Peachy fonctionnait à merveille, explique Caine.
Cette relation provenait de celle qui existait déjà entre nous.
Il y avait de l'humour dans le scénario, mais nous avions le nôtre.
De retour à l'hôtel, la nuit, ou juste avant le tournage, dans
la journée, nous préparions quelque chose ensemble et allions
voir John pour lui soumettre ce que nous avions trouvé. Il l'acceptait
le plus souvent et il disait : "C'est meilleur que le scénario,
faites-le." Par exemple, il y a cet exercice militaire à un moment
donné où il fallait marcher au pas, un-deux, un-deux, l'ai dédaigneux
et plein de morgue. Ça, c'était une partie de Sean et de moi-même
que nous avons introduit dans le film."
Après quelques plans à la Grande Montée, près de
Chamonix, et des intérieurs aux studios Pinewood, L'Homme qui voulut
être roi est mis en boîte, à la grande fierté
de ceux qui y ont participé.
Philippe Lombard