Après l'énorme succès de L'Homme de Rio,
les producteurs Alexandre Mnouchkine et Georges Dancigers sont bien évidemment
partants pour un nouveau film d'aventures de Philippe
de Broca avec Jean-Paul Belmondo. Mnouchkine
avait tenté de monter en Italie une version moderne du roman de Jules
Verne, Les Tribulations d'un Chinois en Chine, mais sans succès.
Il propose alors l'idée à De Broca,
qui réagit de façon inattendue : "Après L'Homme
de Rio, j'étais comme un enfant gâté, j'étais
presque agacé par le succès du film. À l'époque,
ça m'a paru exagéré, alors je me suis dit : "Ah,
vous voulez du spectacle ! Eh bien vous allez voir ce que vous allez voir !"
J'ai donc enclenché la vitesse supérieure : j'ai pris la
plus belle fille du monde, les paysages les plus exotiques, j'en ai encore rajouté
dans le chapeau."
Le réalisateur et Daniel Boulanger écrivent
"à toute vitesse" un scénario assez éloigné
de Verne, qui louche (encore plus que le film précédent) vers
Hergé. Milliardaire n'ayant plus goût
à la vie, Arthur Lempereur échappe à des tueurs imaginaires
puis bien réels, à travers toute l'Asie. Toute la partie dans
l'Himalaya s'inspire de l'ambiance de Tintin au Tibet (la montagne, le
monastère bouddhiste, les références au yéti) mais
aussi de petites scènes (la traversée de la ville à toute
allure pour rejoindre l'aéroport, Paul Préboist
faisant arrêter le taxi pour récupérer sa casquette). Lempereur
et son valet glissant sur une paroi neigeuse rend hommage à la scène
du Temple du soleil, et les personnages se réfugiant dans des
cercueils, en pleine mer, renvoient aux sarcophages des Cigares du pharaon.
Avec son gilet jaune rayé de noir, sa dignité et sa serviabilité,
Léon (Jean Rochefort) est un cousin germain
de Nestor. Quant à l'adjudant Cornac (Paul
Préboist) et au sergent Roquentin (Mario David),
ils marchent sur les traces de Dupondt (même si, en réalité,
les personnages inventés par Verne auraient servi de modèles à
Hergé pour ses deux policiers).
La première escale n'est autre que le Népal. Après
quelques scènes à Katmandou, De Broca
veut absolument tourner au monastère de Shyang Boché, situé
à près de 4000 mètres, mais les producteurs ne veulent
pas exposer les acteurs à cette altitude, ni dépenser une fortune
pour acheminer le matériel jusque là-haut. Le réalisateur,
son premier assistant Claude Pinoteau, et le chef-opérateur Edmond Séchan
partent donc seuls à bord d'un hélicoptère soviétique,
non sans avoir emmené avec un eux un lexique franco-russe mis au point
par Alexandre Mnouchkine. Mais à 600 mètres du monastère,
l'engin est contraint de se poser. L'atterrissage provoque alors l'attroupement
d'habitants de l'endroit, parmi lesquels⦠Sir Edmund Percival Hillary, le vainqueur
de l'Everest en 1953. Le Britannique met à leur disposition sherpas et
mulets pour atteindre le lieu visé. De Broca
et Pinoteau sont les doublures de Belmondo et
Rochefort dans les quelques plans filmés
par Séchan dans cet extraordinaire paysage.
De retour à Katmandou, Philippe de Broca
s'atèle aux scènes du ballon dirigeable. Sa taille ne permettant
pas une force d'élévation considérable, des silhouettes
miniaturisées de Mario David et Paul
Préboist sont placées à bord de la nacelle tandis
que les plans en plongée de Belmondo
accroché à une corde sont filmées depuis un hélicoptère.
Le cascadeur Gil Delamare règle une séquence de bagarre entre
Jean Rochefort et Mario David,
non pas sous mais sur le ballon. "Se battre sur un ballon rond qui,
même au sol, mesure douze mètres de haut, soit la hauteur d'une
maison de cinq étages, ça n'est pas facile, surtout pour des acteurs
qui ne sont pas cascadeurs : et surtout quand, dans l'ardeur du combat,
ils crevèrent l'enveloppe et s'effondrèrent de ses douze mètres !"
La scène sera finalement coupée au montage.
Le scénario prévoit que Belmondo
et Rochefort tombent d'un pont suspendu et se rattrapent
aux vêtements d'une valise attachés les uns aux autres. Delamare
doit trouver une solution. "J'ai monté et essayé pendant
des jours tout un système de câbles, de crochets, de ressorts,
de rappels ahurissants, mais, finalement, la scène a été
tournée en décors réels : et si le passage fut l'un
de ceux qui firent le plus rire le public, moi, elle me fit pousser quelques
cheveux blancs !" Jean Rochefort se
souvient d'ailleurs très bien de la scène. "Il y a eu
un problème avec une poulie en aluminium. Nous sommes restés assez
longtemps suspendus dans le vide, à quarante ou cinquante mètres.
Il y avait du vent, il commençait à faire froid et Jean-Paul,
qui était très maigre à l'époque, avait le harnais
qui lui rentrait dans les côtes, ce qui le faisait souffrir. Il était
à la fois énervé et fâché. Pour lui remonter
le moral, accroché à un harnais au-dessus de lui, je lui ai crié :
"Pense que je gagne trente mille francs de moins que ton imprésario !"
Cela l'a fait tellement rire qu'il en a oublié ses douleurs."
L'équipe se rend ensuite à Hong Kong. "C'est bon pour
deux jours, trois jours, mais travailler là-bas c'est se retrouver entre
les mains de Chinois qui nous détestent, explique Alexandre Mnouchkine.
J'ai eu la chance de leur résister, de ne pas perdre la face, parce
que ce qui est terrible c'est de perdre la face, parce que alors là ils
vous humilient. J'ai tenu le coup et nous en sommes sortis vivants, ce qui n'est
déjà pas mal !" Pour compenser, De
Broca et Belmondo, comme à leur
habitude, mettent une certaine ambiance en multipliant les blagues de potaches.
À l'hôtel Hilton, ils enchaînent les paris stupides et les
vacarmes en tous genres (comme hurler le soir dans la piscine vide jusqu'à
ce que les clients fassent sauter le standard). Les clients du restaurant voient
un jour débarquer Mario David et Paul
Préboist, vêtus comme des chirurgiens et poussant un chariot
sur lequel se trouve un De Broca complètement
nu, qu'ils font mine d'opérer. Darry Cowl n'est
pas en reste. "Philippe et Jean-Paul devaient aller accueillir Ursula
Andress à l'aéroport. Je décidai de parier
avec eux que je grimperais sur la passerelle de l'avion et que j'embrasserais
l'actrice sur la bouche sans qu'elle me gifle." Cowl
se fait passer pour un photographe, joue des coudes, et prenant le visage de
la Suissesse entre ses mains, lui "roule un patin d'enfer. Considérant
que j'avais accompli ma mission, je m'empressai de déposer un baiser
respectueux sur la main droite d'Ursula. Non seulement, elle ne me gifla pas,
mais elle me sourit. Instant divin !"
Belmondo doit effectuer des prouesses
sur un immense échafaudage de bambous. Gil Delamare lui fait prendre
des cours de barre fixe une heure chaque jour, sur la terrasse du Hilton. Il
devait "glisser comme un singe le long d'une corde qu'il avait attrapée
à vingt mètres de haut, puis sauter d'une barre à l'autre,
faire des tourniquets, tourner, pendu par les pieds (pratiquement sans trucage,
simplement tenu par un petit ergot que je lui avais fixé sous la semelle :
et, croyez-moi, pour tourner, en arrière, à quinze ou vingt mètres
de haut, sans filet, de cette façon, eh bien, il faut un solide entraînement,
et ne pas avoir froid aux yeux !) faire des soleils, retomber sur une bascule
qui envoie un "méchant" en l'airâ¦" Mais en faisant
des gestes trop amples, Bébel se cogne violemment un bras et se foule
les doigts. Une fois pansé, il retourne aussitôt sur l'échafaudageâ¦
L'étape suivante est la Malaisie. Claude Pinoteau et Philippe
de Broca font des repérages à bord d'un Cessna et découvrent
l'archipel de Lankawi, dans la mer d'Andaman. "Quand nous arrivâmes
en vue des cocotiers du littoral, se souvient Pinoteau, les dunes nous masquaient
le rivage. On courut vers elles et soudain émerveillés on découvrit
la plus belle plage du monde ! Sur une immense étendue, un sable
blanc descendait doucement vers une mer émeraude. " Si
les acteurs et le réalisateur s'y rendent en avion, l'équipe technique
doit naviguer sur un rafiot toute une nuit. Sur place, De
Broca déchante : la plage déserte est noire de monde !
Toute la 7ème Flotte américaine a fait escale avec
femmes et enfants⦠"Mnouchkine a négocié avec l'amiral
le fait qu'Ursula Andress viendrait
prendre un verre au milieu des officiers et signerait des autographes à
condition que la flotte se déplace de quelques milles. Ils sont venus
chercher Ursula en hélicoptère - les pales touchaient les palmiers
-, elle a été boire une coupe de champagne californien et, après,
toute la flotte est partie !" Une fois le tournage des scènes
terminées, Belmondo et l'ensemble de
l'équipe demandent à rester deux jours de plus dans ce paradis
terrestre, sans être payésâ¦
Les tribulations se poursuivent en France, à Villacoubaly
pour les scènes aériennes (au cours desquelles Gil Delamare, doublant
Belmondo, frôle de très près
la mort), puis à Chamonix pour la séquence du ballon dirigeable.
Une nacelle en osier tressé est accrochée par quatre chaînes
sous une cabine de téléphérique. Jean-Paul
Belmondo, Jean Rochefort, Mario
David et Paul Préboist jouent
leur scène, lorsqu'à mi-parcours, une des chaînes éclateâ¦
"Nous avons fini le parcours osant à peine respirer parce que
si une autre chaîne pétait, la nacelle se serait retournée",
se souvient David.
Le film sort en décembre 1965 et ne connaît pas le même
succès public et critique que L'Homme de Rio. "Même
si les enfants l'ont aimé, je n'aime pas beaucoup ce film : il y
en a trop, reconnaît De Broca. Mais c'est
de ma faute, j'en suis totalement responsable. J'ai voulu faire un super-Barnum."
Belmondo, lui, a la satisfaction d'avoir trouvé,
grâce au tournage, sa nouvelle compagne, Ursula
Andressâ¦
Philippe Lombard