Après Le Temple du soleil,
le studio d'animation bruxellois Belvision enchaîne avec Lucky
Luke, avant de mettre en chantier un nouveau Tintin, cette fois totalement
inédit. Hergé se retire complètement
de la course mais confie une fois de plus l'écriture du scénario
à Greg (le créateur d'Achille Talon). "Le point
de départ de ce film s'inspirait de la réalité, explique
ce dernier : à l'époque, des villages entiers ont été
immergés sans être détruits, pour la construction de barrages.
Il y avait quelque chose de fantomatique dans ces villages engloutis où
tout était resté en l'état, signalisation routière
comprise⦠Tout le monde semblait trouver ça normal, mais moi, ça
me fascinait."
Au fond du lac artificiel de Flachijzhaf, qui sépare la Syldavie de
la Bordurie, Rastapopoulos a installé son repaire secret. Il a des vues
sur la dernière invention du professeur Tournesol, qui lui permettrait
de dérober des Åuvres d'art et de les remplacer par de simples copies...
Cette histoire est un vrai patchwork. Si elle n'est l'adaptation d'aucun album,
elle s'inspire d'éléments de L'Oreille cassée (une
perle est volée dans un musée et remplacée par une copie,
comme le fétiche Arumbaya), Objectif Lune (Tintin et Haddock sont
invités en Syldavie par le professeur Tournesol), Le Sceptre d'Ottokar
(Tintin rencontre Bianca Castafiore sur une route syldave) et Le Trésor
de Rackham le Rouge (l'utilisation du sous-marin en forme de requin de Tournesol).
Il semble aussi évident que Greg s'est souvenu de L'Affaire Tournesol,
une adaptation télévisée réalisée par Belvision
en 1964. On y trouvait déjà les montagnes syldaves, le sous-marin
dans le lac et même le chocolat chaud du professeur Tournesol !
Mais surtout, le scénario est, du propre aveu de Greg,
un remaniement d'une aventure de Jo, Zette et Jocko. Ce trio constitué
d'un frère, d'une sÅur et d'un petit singe, avait été créé
par Hergé en 1936 à la demande des directeurs
de CÅurs vaillants, qui souhaitaient un Tintin avec une famille !
Trois histoires verront le jour, adaptées en cinq albums par les Studios
Hergé dans les années cinquante. Greg s'est inspiré du
Manitoba ne répond plus, dans lequel les enfants se retrouvent
prisonniers d'un savant fou dans une cité sous-marine. On reconnaît
dans le film le char amphibie, le repaire sous-marin et la scène des
héros condamnés à la noyade. Quant à Niko et Nouchka,
ils sont les équivalents syldaves de Jo et Zette.
Tintin et le lac aux requins est incontestablement une réussite,
de par son scénario, son humour et la qualité de son animation,
même si les principaux intéressés ont quelques regrets.
Greg avait rêvé pour la fin d'un raz-de-marée sous-marin
spectaculaire qui, faute de moyens, n'a jamais été réalisé.
Quant à la scène d'affrontement entre le char amphibie et le sous-marin
de poche, elle s'est selon lui réduite "à une bataille
de quelques bulles dans une boîte de conserve." Hergé,
comme il le confiera bien plus tard à son secrétaire personnel
Alain Baran, est déçu par le plan de la chute de l'avion dans
le ravin. En effet, il le compare à la scène finale de Duel
de Steven Spielberg (sorti l'année précédente), où
la scène du camion précipité dans le vide avait une tout
autre intensité.
Le film est 3ème au box-office belge après
Le Parrain et Orange mécanique
(la sortie du Dernier Tango à Paris lui fera perdre une place !).
Plein d'assurance, le patron de Belvision Raymond Leblanc confie à un
journaliste américain : "Jusqu'à présent,
il n'y avait qu'un seul studio au monde capable de produire des longs-métrages
d'animation, et c'était Disney. Mais maintenant, il y en a deux."
United Artists a le projet de distribuer le film sur le territoire américain
mais y renoncera.
Philippe Lombard