Au milieu des années soixante, Michel
Deville et Nina Companeez écrivent
le premier traitement de L'Ours et la poupée, une comédie
romantique inspirée des screwball comedies américaines
d'avant-guerre. Mais la productrice Mag Bodard n'y adhère pas et Deville
tourne à la place Bye bye Barbara. En 1968, il revient au projet
avec sa coscénariste. Ils imaginent Catherine
Deneuve dans le rôle de la femme sophistiquée ayant tous
les hommes à ses pieds et, dans celui d'un père de famille qui
résiste à ses charmes, Jean-Paul Belmondo
et⦠Alain Delon. En effet, les deux acteurs sont sollicités
en même temps, chacun se voyant affirmé que le film a été
écrit spécialement pour lui. Lorsqu'un article du Figaro
révèle que Belmondo a refusé
le rôle, Deville, sans doute de peur de perdre
à son tour Delon, s'empresse de préciser
que seul ce dernier a été approché pour le film.
Bébel répond alors publiquement : "M. Deville
aurait-il honte de mon refus ? Qu'il se rassure, si j'ai refusé
son script, c'est uniquement parce qu'il n'était pas dans la ligne des
choses que je veux faire. Ou M. Deville jouerait-il
sur les deux tableaux ? Ce qui est son droit. Mais que diable, un peu de
courage. (â¦) Alain Delon étant
un ami, M. Deville devrait se douter que nous savons
ce que l'on nous propose à l'un comme à l'autre." Par
solidarité, l'interprète du Samouraï
décline l'offre, tout comme Catherine Deneuve.
L'Ours et la poupée est coproduit par la Fox, qui
a son mot à dire sur le casting. Lorsque le nom de Brigitte
Bardot est avancé, on rétorque qu'elle est "has been" ;
mais ses récents insuccès permettent justement de l'avoir à
un cachet raisonnable, ce qui convainc les "executives". Pour son
partenaire, Deville propose Jean-Pierre
Cassel. "Cassel ? Who ?"
Un contrat est tout de même négocié et signé par
l'acteur mais ne lui est pas envoyé. C'est qu'ayant du mal à boucler
son budget, la production a envoyé le scénario à Yves
Montand, alors en plein tournage de Melinda à Hollywood.
Cassel, conscient que l'on ne tient pas spécialement
à lui, renonce au film avec soulagement. Mais deux semaines avant le
début du tournage, aucun acteur n'a finalement été retenu
et l'on revient vers lui. Refusant de profiter de la situation pour renégocier
son contrat, comme le lui suggère son agent, Jean-Pierre
Cassel ne "demande qu'une chose. C'est d'être traité
sur un pied d'égalité avec Brigitte, et de recevoir un signe de
la part de mon metteur en scène. Qu'il me montre qu'il est content de
tourner avec moi."
Deville dira plus tard que cette nouvelle donne,
"qui n'était pourtant pas la combinaison idéale au départ",
permit au film de "gagner en authenticité et en sensibilité.
Le film n'est plus un match entre deux stars, mais une opposition entre deux
mondes différents. La star et l'anti-star. Bardot
/ Belmondo auraient infléchi la comédie
dans un autre sens."
Le tournage a lieu pendant l'été 1969 en Normandie
dans une véritable maison, à Saint-Pierre-de-Manneville. Les pièces
étant très petites, la chaleur devient vite insupportable pour
les acteurs à cause des projecteurs. "Parfois un morceau de plafond
se décollait, se souvient Brigitte Bardot,
ou un trou apparaissait dans le sol où les tomettes, épuisées
de supporter tant de poids, s'affaissaient. Mais il se dégageait tant
de charme de cette vieille maison qu'il eût été dommage
voire impossible de tourner le film ailleurs. Une salle de montage très
précaire était installée dans une ancienne grange ce qui
permettait à Michel Deville de visionner
au jour le jour les rushes de la veille."
WC Fields aimait évoquer les animaux et les enfants comme ses pires
partenaires de cinéma. Sur ce film, Jean-Pierre
Cassel a droit aux deux ! Un gros chien des Pyrénées
découvert par hasard au bois de Boulogne est loué à son
propriétaire mais la bête n'est pas habituée aux tournages
et se montre plutôt nerveuse. "Dans une scène où
je poursuis Brigitte dans le jardin et finis par la jeter à terre et
l'embrasser, le chien était censé gambader autour de nous en aboyant.
Mais à chaque prise, il s'excitait davantage et commençait à
me mordre les mollets. Nous fumes obligés d'arrêter, quand, couché
sur Brigitte, je m'apprêtais à l'embrasser langoureusement, je
sentis ma cuisse droite prise dans sa mâchoire. Il ne serrait pas, mais
je compris que la prochaine fois, il risquait d'enlever le morceau. Nous continuâmes
la scène sans lui, ce qui fut beaucoup plus agréable."
Quant au petit garçon qui joue le rôle de son fils, il n'est visiblement
pas très intéressé par le cinéma. "Nous
perdions souvent beaucoup de temps à lui expliquer, et à essayer
qu'il soit un peu plus concentré qu'il ne l'était. J'avais l'impression
qu'on ne s'y prenait pas très bien avec lui, et qu'il fallait se montrer
un peu plus autoritaire. Aussi, un jour, excédé par sa mauvaise
volonté, je piquais une crise et l'engueulais comme je n'ai même
jamais engueulé mes enfants. Il fit une fugue, et disparut pendant vingt-quatre
heures ! J'avoue ne pas m'être senti très fier, mais par la
suite nous eûmes la paix."
Une fois terminé, L'Ours et la poupée reste
dans les tiroirs des distributeurs qui ne semblent pas y croire du tout. Mais
à la mi-janvier 1970, la déprogrammation précipitée
de Cran d'arrêt d'Yves Boisset offre
un trou de deux semaines. Aucun matériel publicitaire n'est prêt
mais la productrice Mag Bodard fait faire une affiche en toute hâte et
organise des projections de presse. La première a lieu au cinéma
Balzac où Jean-Pierre Cassel et Brigitte
Bardot feignent un accident entre la 2CV et la Rolls du film. L'engouement
est au rendez-vous, "mais les plus embêtés furent bien
les distributeurs, se souvient l'acteur. Ils se trouvaient tout à coup
avec un succès public auquel ils ne s'attendaient pas. J'imagine qu'il
y eut des tractations de toutes sortes et nous pûmes rester quinze jours
de plus dans le circuit. Puis le film poursuivit sa carrière dans d'autres
salles. Malgré tout, malgré leur manque de goût et de flair,
par leur imprévoyance, les distributeurs perdirent l'occasion de faire
de ce film un véritable grand succès."
Philippe Lombard