En novembre 1960, Gérard Oury
se voit proposer de jouer Don Salluste dans "Ruy Blas" de Victor Hugo, à
la Comédie-Française. L'atmosphère n'est pas des plus agréables.
Robert Hirsch quitte la pièce une semaine
avant la première à la suite de désaccords violents avec
le metteur en scène, et en rend Oury
responsable dans la presse. Les deux acteurs vont jusqu'à en venir aux
mains dans l'enceinte de la grande maison ! Jean Piat
remplace Hirsch dans le rôle de Don César.
Malgré ces tensions, il vient à Gérard
Oury une grande idée. "À chaque représentation,
pendant l'acte II dont je ne suis pas, ou tandis que mort j'attends de me relever,
je pense qu'on pourrait faire de ce drame une irrésistible comédie
: quiproquos valet-maître, maître déguisé en laquais,
duègne folingue, Barbaresques chez lesquels Salluste expédie son
cousin César, maison truquée, reine d'Espagne somme toute complètement
idiote. Et ce Salluste, pourquoi toujours le faire jouer en troisième
couteau ? Moi, je le distribuerais à un acteur comique, Louis De Funès par exemple. Je sais, il est inconnu
mais il a du génie, on s'en apercevra bientôt."
Il lancera De Funès cinq ans plus
tard avec Le Corniaud en l'associant à Bourvil.
Le duo est reformé pour La Grande Vadrouille pendant
le tournage duquel Oury lui parle de son idée
de parodie de "Ruy Blas". Le projet est lancé (avec Alain Poiré
comme producteur à la Gaumont) mais ne sera annoncé qu'en 1970,
sous le titre Les Sombres Héros. Oury
écrit le scénario avec Marcel Jullian
et sa fille Danièle Thompson. Chacun a
en tête le mauvais état de santé de Bourvil,
qui parvient tout de même à tourner Le Mur de l'Atlantique
et Le Cercle rouge, mais personne ne voit arriver le drame. Le 23 septembre,
Oury apprend sa disparition alors qu'il est
à New York pour fignoler le script avec sa fille. Le choc est immense.
L'homme vient de perdre un ami et le metteur en scène doit renoncer à
son film...
Une semaine plus tard, Gérard
Oury se rend à une soirée mondaine à Paris. "Soudain,
je tombe nez à nez avec Simone Signoret.
" Tu ne vas pas bien, j'imagine ? " me dit-elle. (â¦) " Par qui comptes-tu remplacer
Bourvil ? " Je réponds que le film ne se fera sans
doute pas parce que personne n'est capable de jouer le rôle. " Lui ! "
fait-elle alors, pointant l'index vers quelqu'un derrière moi. Je me
retourne et découvre Montand, dos à
nous, en conversation avec Michel Auclair. Je dois avoir l'air stupéfait.
" Si tu réécris le rôle en l'orientant un peu différemment
et si j'ai pigé le sens de ton histoire, seul Montand
peut éventuellement faire couple avec De
Funès. " " Ce dernier, qui pensait se retirer du projet, est
ravi par cette idée et Alain Poiré y voit un duo en or. Mais si
l'interprète de Z a déjà tourné deux comédies
(Le Milliardaire et Le Diable par la queue), il ne s'est encore
jamais frotté au burlesque, et il hésite. Il téléphone
alors à Jean Gabin pour lui demander conseil, comme le raconte la fille
de ce dernier, Florence Moncorgé. "Mon père, pragmatique, lui
posa la question : " Combien on te donne ? " " Une somme assez conséquente...
" " Alors, dis oui tout de suite. " "
Mais en décembre, Yves Montand prévient
Oury que si Franco fait condamner à mort
les seize nationalistes de l'ETA jugés (pour la première fois
en public) à Burgos, il ne se rendra pas en Espagne... Le cinéaste
sait que son acteur restera fidèle à ses engagements politiques.
A la Gaumont, on fulmine mais que faire sinon attendre l'issue du procès
? Le 28 décembre, six condamnations à mort sont prononcées
et les autres écopent de plus de cinq cents ans de prison. Deux jours
jours plus tard, sous la pression internationale, le Caudillo gracie les Basques
et transforme les peines en années de prison. Yves
Montand peut donc se rendre en Espagne.
Le tournage de La Folie des grandeurs (désormais
son titre définitif) débute le 19 avril 1971 à Almeria,
au sud de l'Andalousie. "Quand Montand débarqua
en compagnie de Louis De Funès, se
souvient le régisseur Jean Pieuchot, les reporters se précipitèrent
d'abord vers lui car L'Aveu de Costa-Gavras
obtenait un grand succès à Madrid. Chacun le harcela de questions
au point que De Funès, qui parlait
couramment espagnol, eut lieu de se sentir négligé. Je suivais
la scène avec attention et le vis, pâle et silencieux, abandonné
par la presse, s'asseoir dans un coin avec son épouse ulcérée.
Je me disposais à intervenir, mais Yves Montand
avait pris conscience de la situation et me devança. Habilement, il amena
les journalistes à son partenaire et ami en le prenant par le bras pour
le mettre face aux caméras. L'équilibre était rétabli."
Sur place, deux autres films sont en tournage : Soleil rouge
de Terence Young et Adios Sabata
de Gianfranco Parolini. Dans le seul hôtel
luxueux d'Almeria, l'équipe d'Oury croise ainsi Alain
Delon, Charles Bronson, Ursula
Andress et Yul Brynner. "Dès la sortie
du parking, raconte l'assistant Jean-Claude Sussfeld, une multitude de flèches
de couleurs différentes, plantées au sol, ou accrochées
à des poteaux, indiquent la direction des autres tournages. " Ce qui
n'empêche pas un matin Alain Poiré de confondre le symbole du soleil
rouge du film du même nom avec celui de la Gaumont et de se retrouver
en plein western dans un rio éloigné...
La région d'Almeria a beau être désertique, et avoir pour
cela attiré des cinéastes comme David Lean
ou Sergio Leone, le climat est exceptionnellement...
pluvieux ! Impossible dans ce cas de tourner. L'herbe s'est même mise
à pousser dans le sable et il faut engager des équipes pour désherber
le désert ! Avec du retard, l'équipe se rend ensuite à
Grenade. "Il y faisait un froid de canard ! se souvient Poiré. Les
habitants disaient n'avoir pas vu un temps pareil depuis cinquante ans. Nous
avions planté des fleurs artificielles - en mai ! - dans les célèbres
parterres de l'Alhambra pour donner un air de gaieté à notre Espagne
transie. " Le film se poursuit à Madrid où des scènes doivent
se tourner dans les salles du palais de San Lorenzo de El Escorial. " Mais quand
nous fûmes sur place, raconte le décorateur Georges Wakhevitch,
l'autorisation ne nous fut pas donné. Nous avons donc été
contraints d'en construire des répliques à échelle plus
réduite sur les plateaux de Madrid et de Paris. De même, l'impossibilité
de tourner dans de vieilles rues, nous obligea à édifier tout
un complexe de places, de ruelles et de patios."
L'ambiance entre les deux stars est très bonne, l'alchimie
a pris. Ils s'isolent parfois dans un coin du plateau et viennent ensuite faire
des propositions à leur réalisateur qui "achète" ou pas.
Mais les deux hommes n'ont pas le même tempérament devant la caméra
et Oury se retrouve avec le même problème
qu'avec le duo Bourvil-De Funès. "Yves
Montand est un acteur très raisonné, qui apporte à
son métier une qualité de travail exemplaire, explique le producteur
Alain Poiré. (â¦) Comme pour Michel Simon, trop
recommencer les prises lui était un supplice. Inversement, Louis De Funès était retenu par une sorte
de pudeur, que Gérard le forçait à surmonter en le poussant,
en l'excitant comme un boxeur. Impossible de prévoir quand allait se
déclencher cette forme de folie - la création est toujours une
folie - qui le faisait se dépasser et faire des choses imprévues,
insensées et irrésistibles. Le pauvre Montand,
à refaire dix, douze, dix-huit fois la même chose, devenait fou
! Il lui a fallu une bonne dose de patience, de considération pour son
partenaire et de conscience professionnel pour l'endurer !"
Alice Sapritch (qui vient de jouer
la femme de De Funès dans Sur un
arbre perché) interprète Doña Juana, la duègne
convaincue que Don César est amoureux d'elle. Sa scène de strip-tease
devant Yves Montand, si elle deviendra mémorable,
lui a demandé beaucoup de travail. Oury
l'a confiée à Alain Bernardin, le patron du Crazy Horse Saloon,
qui lui a donné comme professeur une "spécialiste", Sophia Palladium.
La scène est tournée à Madrid le 26 mai. "Sapritch
danse, roule des yeux énamourés, se déloque devant un Montand
dont l'expression terrifiée met en valeur le travail d'Alice. Mais quand
arrive le petit coup de cul que la duègne doit donner vers l'arrière,
c'est la panne. Sapritch, si je peux me permettre,
a perdu la main ! On s'acharne en vain. Je ne fais ni une ni deux. La production
téléphone à Paris et Sophia Palladium rapplique par le
premier avion. L'effeuilleuse enfile la culotte à frou-frous et je filme
en gros plan le petit derrière de Sophia Palladium se déhanchant
en cadence au son du blues de Polnareff. Il y a certes une différence
de gabarit entre le menu fessier de la jeune Sophia et l'arrière-train
plus conséquent de notre chère Alice, mais une fois le plan monté,
une chatte n'y reconnaîtrait pas ses petits !"
Le film sort en décembre et attire cinq millions et demi de spectateurs,
soit autant que Le Cerveau. Ce qui n'empêche pas la
Gaumont d'être un peu déçue...
Philippe Lombard