En 1967, François Truffaut
décide de retrouver le personnage d'Antoine Doinel, que Jean-Pierre
Léaud a incarné dans Les Quatre Cents Coups et un
sketch de L'Amour à vingt ans («Antoine et Colette»).
Le film est un temps intitulé Un jeune homme à Paris et
le cinéaste pense faire travailler son héros dans un journal.
Dans ce but, il demande au journaliste Guy Teisseire de lui fournir une liste
de notes et d'anecdotes, mais il renonce finalement à cette idée
et une publicité au dos d'un annuaire le convainc d'en faire un détective
privé. Il charge alors Claude de Givray et Bernard Revon de mener une
enquête au sein de l'agence Dubly. Ils en reviennent avec quantité
d'informations, notamment sur la façon de faire un faux constat d'adultère.
Truffaut intègre cette «technique»
au scénario et, de nouveau, s'inspire d'épisodes de sa propre
vie. Ainsi, Doinel finit-il comme lui sa période militaire par de la
prison à la caserne Dupleix.
Le fil rouge du récit est l'hésitation d'Antoine Doinel entre
deux femmes. D'un côté, Fabienne Tabard qu'il idéalise totalement,
et de l'autre, Christine Darbon, la fille sage de bonne famille. La première
est associée à la Madame de Mortsauf du Lys dans la vallée,
que Doinel lit d'ailleurs au début du film. Truffaut
voit en Delphine Seyrig l'interprète parfaite.
; peut-être sait-il qu'elle a failli incarner l'héroïne de
Balzac dans un téléfilm plusieurs fois ajourné (il sera
finalement tourné en 1969)... La scène où Doinel est troublé
par Mme Tabard et répond à la question «Vous aimez la
musique, Antoine ?» par «Oui, monsieur», est inspirée
par un livre de souvenirs d'Anatole France, Le Livre de mon ami.
Pour Christine, Truffaut
engage une jeune comédienne de théâtre, Claude
Jade, qui n'a encore jamais fait de cinéma, et s'éprend
d'elle. C'est la deuxième fois, après Marie-France
Pisier sur «Antoine et Colette», qu'il éprouve
des sentiments pour l'interprète d'une petite amie de Doinel, son double...
«Petit à petit, il commence à me faire la cour, se souvient
Claude Jade. Il m'envoie des fleurs, des lettres tendres.
J'ai dix-neuf ans. Lui, dix-sept de plus. Je tombe réellement amoureuse
au cours d'une scène où Antoine et Christine passent leur première
nuit dans un lit. François me prend une mèche de cheveux que,
très délicatement, il replace sur mon visage. Je suis à
la fois troublée et éperdue d'admiration.» Truffaut
la demande en mariage et Jean-Claude Brialy
doit être son témoin. Mais au dernier moment, il renonce... Par
la suite, leur relation se transforme en amitié. «Je pense qu'il
aurait été un mari infidèle, il a été un
ami délicieux.»
Daniel Ceccaldi/PER], qui joue le rôle du père
de Christine, retrouve Truffaut quatre
ans après La Peau douce et remarque qu'il a évolué
au niveau technique. Sur le film précédent, «le son n'était
pas enregistré : il n'y avait ni perchman ni ingénieur du son.
Il pensait que la présence du micro influençait la prise de vues
et que, selon son emplacement, il modifiait le jeu des acteurs. Le film fut
donc entièrement post-synchronisé. (
) Sur Baisers volés,
il y avait une équipe de cinéma normale avec un perchman, un ingénieur
du son, etc. Sa façon de travailler, elle, était toujours la même.
Il indiquait peu de choses aux acteurs mais ce qu'il obtenait était toujours
juste» Claude Jade se souvient que «François
griffonnait les dialogues sur un coin de table une demi-heure avant le tournage,
ce qui a donné un air naturel et improvisé au texte. Mais il état
très rigoureux dans sa façon de tourner, précis dans le
choix des mots et la manière de les prononcer. Une seule scène
es improvisée dans le film : celle où je suis censée deviner
le métier d'Antoine. Là, j'ai inventé mon texte.»
Le tournage est légèrement perturbé par
«l'affaire Langlois». En effet, le ministre de la culture André
Malraux a provoqué un scandale en renvoyant Henri Langlois de la direction
de la Cinémathèque
française. Aussitôt, Truffaut
se mobilise, et avec lui, Godard, Chabrol,
Bresson, Resnais, Berri,
Franju... Le 12 février 1968, une bonne partie
de l'équipe de Baisers volés (dont Jean-Pierre
Léaud et Claude Jade) se joint aux manifestants
qui bloquent l'entrée de la Cinémathèque.
Deux jours plus tard, la police charge. Truffaut
est commotionné, Godard perd ses lunettes
noires, Tavernier a le visage en sang. Mais
Langlois est finalement rétabli dans ses fonctions. Pour le remercier
de ses efforts, ce dernier propose à Truffaut
d'organiser la première de Baisers volés dans la salle
du Palais de Chaillot. A l'issu de la projection, il lui dit : «Ce
petit couple, je veux le revoir, marié, dans les premiers mois de la
vie conjugale.» L'idée fait son chemin et, deux ans plus tard,
le cinéaste entame le tournage de Domicile conjugal...
Philippe Lombard