Au printemps 1961, en plein tournage du Cave se rebiffe,
Jean Gabin est en colère après Michel
Audiard, son scénariste-dialoguiste attitré depuis Gas-oil,
car il est parti en vacances en Italie sans avoir trouvé de sujet pour
leur prochain film. Or, les caméras doivent commencer à tourner
en octobre. Il sagit, après Le Président, du deuxième
des trois films que le trio Gabin-Henri
Verneuil-Audiard doit faire pour le producteur
Jacques Bar, cette fois en association avec la Metro-Goldwyn-Mayer. Le
«Vieux» se calme en apprenant que le «Ptit cycliste»,
comme il le surnomme, a trouvé une idée : une adaptation du roman
maritime de Roger Vercel, Au large de lEden. Il demande alors à
ce que tout le monde se réunisse le soir même à une table
du Fouquets ; il ignore évidemment que personne na
lu le roman. Mais Audiard, prince de la mauvaise
foi, ne se démonte pas pour si peu :
«Tu comprends, y en a marre de ces films où tas toujours
le cul dans un fauteuil. On va te faire un film de grand large. Toi, Jean, qui
aimes la mer, tu vas pouvoir la respirer à pleins poumons pour le coup
! Tu vas être à la barre dun morutier luttant dans les tempêtes.
Et pis ton regard bleu sur la banquise blanche, ça va être drôlement
chouette ! Tu te vois déjà, non ?»
Et tandis quAlbert Simonin travaille à
ladaptation, Jacques Bar réserve un morutier auprès dun
armateur de Saint-Malo. Début septembre, il y fait monter Gabin
qui est incommodé par lodeur de poisson et par le tangage. Il semble
évident que le projet part mal. La lecture du scénario par Simonin,
quelques semaines plus tard, achève de convaincre tout le monde que ce
film nest ni fait ni à faire. À la Metro, on sinquiète
car si Gabin ne tourne rien à la date prévue,
il faudra lui payer un dédit. Michel Audiard
propose alors une idée refusée par la MGM lannée
précédente, une adaptation du roman dAntoine Blondin, Un
singe en hiver. Il aurait dû lécrire avec le journaliste
François Chalais et Gabin se serait retrouvé
face à Daniel Gélin, mais la
firme américaine ny a vu quune histoire dalcooliques.
Aujourdhui, elle na plus vraiment le choix. Audiard
soumet toutefois une condition à ses amis : que Jean-Paul
Belmondo interprète Gabriel Fouquet, cet homme que l'alcool transforme
en toréador et qui va faire revivre de la même façon au
vieux Albert Quentin son passé de fusillier-marin en Chine. Gabin
accepte tout de suite, ravi de donner la réplique à un jeune comédien,
qui plus est représentant de la «Nouvelle Vague»
même
sil na pas vu ses films.
Bébel est impressionné par la proposition, car
l'acteur a été une de ses premières révélations.
Mais avant de se demander s'il sera à la hauteur, il s'interroge sur
son rôle et demande à Henri Verneuil
s'il va «servir la soupe» à la star. «Regarde-moi
bien dans les yeux, lui dit-il : on peut mentir à quelquun
à court terme mais je ne me mettrai jamais dans cette situation et je
te dis : vous avez deux rôles à égalité totale.»
Belmondo accepte et le producteur Jacques Bar
organise la rencontre entre les deux dans ses bureaux du 58, rue Pierre-Charon,
à deux pas des Champs-Elysées.
- Bonjour, monsieur.
- Bonjour, monsieur.
«Jaffirme encore aujourdhui, précise André
Brunelin - qui assista à la scène en tant quattaché
de presse -, que cest par cette simple et noble formule de politesse
que se sont salués lors de leur première rencontre (
) Jean
Gabin et Jean-Paul Belmondo. Je nai
pu en convaincre les journalistes qui minterrogeaient alors pour connaître
les premières paroles historiques échangées
entre les deux comédiens. (
) SALUT MÔME ! a titré
lensemble de la presse, le lendemain, faisant ainsi preuve dun sens
peu commun de luniformité dans limagination, et attribuant
naturellement ce propos au vieux lion à qui on faisait dire,
en outre, quil considérait, tel un monarque, Jean-Paul comme son
dauphin, son héritier, son fils spirituel.»
Le tournage débute à Houlgate par les scènes
douverture du film se déroulant en 1944. Dès son premier
jour, Gabin joue livresse, un état quil
ne connaît pratiquement pas, malgré un penchant affirmé
pour la boisson. Avec Paul Frankeur, il zigzague
entre les explosions, dont lune manque de faire passer lassistant-réalisateur
Claude Pinoteau de vie à trépas !
La semaine suivante, les prises de vue se poursuivent aux studios de Saint-Maurice.
Le 11 janvier, Jean-Paul Belmondo fait son
entrée sur le film pour tourner les plans 364 à 368. Tous avec
Gabin. Il sagit de larrivée dAlbert
Quentin et Gabriel Fouquet au bar de Georgina, bien décidés à
se saouler. Une scène qui arrive au troisième tiers de lhistoire,
alors que les deux hommes ont eu le temps de sapprivoiser. Les deux acteurs,
eux, se connaissent à peine. Mais Belmondo
na rien à dire, se laissant conduire par Gabin
dans ce lieu de perdition. Le lendemain, ils tournent la saoulerie proprement
dite (plans 374 à 385), multipliant les toasts (au thé !), accoudés
au comptoir.
Malgré cette complicité devant la caméra,
les rapports entre les prises sont inexistants. Il faut dire que Gabin
ne facilite pas les choses. «Il ne pipe pas un mot et vous regarde
comme si vous étiez un paillasson, raconte Belmondo.
Au bout dun moment, cela devient gênant. Il semble se balancer
totalement de ce quil va jouer ou ne pas jouer, et lon se demande
sil a remarqué votre présence. Il lit Paris-turf en mangeant
et ne salue personne, comme sil était inconnu dans le studio où
il prend ses repas. Comme je nai pas lhabitude daller lécher
les orteils de ce genre de types, je lai laissé dans son coin.»
Le premier assistant-réalisateur Claude Pinoteau
apporte cependant une précision à propos de l'attitude du «Vieux»
sur un tournage : «Il ne parlait jamais. Quand il arrivait sur le plateau
(même les jours où il ne tournait pas, il était là),
il s'asseyait sur son fauteuil et regardait tout le monde. Si un technicien
n'était pas à la hauteur ou se montrait antipathique, il en faisait
assez vite sa tête de turc. Mais il respectait beaucoup les pros, les
gars qui faisaient leur métier. Il observait un mutisme assez courant,
souvent parce qu'il lisait son journal mais surtout par respect, parce qu'il
faut du silence sur un plateau. Et ça l'amusait beaucoup plus d'être
là et d'observer, plutôt que de rester dans sa loge. Dès
que Belmondo est arrivé, ils étaient
tous les deux sur des fauteuils, l'un à côté de l'autre.
Comme Gabin ne parlait pas, Jean-Paul respectait son
silence et il ne parlait pas non plus. Gabin a dû
lui adresser la parole une fois, à cause des répétitions.»
Après ces deux jours en studio, léquipe repart
pour la Normandie. Les relations entre les deux acteurs sont toujours les mêmes.
«Nous déjeunions ensemble, se souvient Jean-Paul
Belmondo. Il lisait son canard et moi, LÉquipe. On ne
sest pas dit un mot en huit jours.» Pinoteau
attribue aussi une part de ce silence au jeune acteur. «J'ai connu
Belmondo sur d'autres films où il était
plus extraverti, plus farceur. Sur celui-là, il était plus réservé,
car il respectait infiniment Gabin qui l'impressionnait.
Il mesurait la chance qu'il avait de jouer avec lui. Il avait le soucis de faire
le poids. Avec une telle personnalité, il pouvait craindre d'être
estompé complètement par Gabin, de disparaître.
Il était très motivé pour faire le mieux possible et, en
même temps, avec une simplicité qui ressemble à Jean-Paul.»
L'ancien observe son cadet et, petit à petit, se sent des affinités
avec lui. Savoir quil a fait de la boxe et le voir lire un journal sportif
y sont certainement pour quelque chose
Il apprécie aussi son naturel,
cette façon de rester lui-même devant la caméra, tout comme
lui. «Brusquement, un jour, (Gabin) ma
parlé avec une chaleur retenue que jai prise pour celle de lamitié
et je ne me trompais pas. Visiblement, il maimait bien. Mieux que ça.
Nous sommes devenus de grands copains. Il a déclaré à tous
les journalistes de passage que jétais son successeur et que jaurais
pu tenir ses rôles davant-guerre aussi bien que lui.»
Gabin le confirme à Henri
Verneuil. «Combien de fois il ma dit : Maintenant,
vous ne me direz plus : Il nous faudrait un Gabin
dil y a trente ans : il est là ! Gabin
a adoré Jean-Paul. Il la senti. Et Jean-Paul avait la notion du
respect sans être un lèche-bottes.»
Autant dire que pour la scène tournée de nuit le 26 janvier,
Jean na pas trop de mal à serrer Jean-Paul dans ses bras et à
lui dire : «Embrasse-moi, mec ! Tiens, tes mes vingt ans !»
Lambiance est détendue, surtout lorsqu'on en arrive aux scènes
d'ivresse dans les rues de Villerville. «Gabin
ne se retenait pas, se souvient Claude Pinoteau,
il y allait carrément. Pour Belmondo
, c'était plus facile de se lâcher, voyant Gabin
se lâcher lui-même. Ils se sont amusés, et nous, derrière
la caméra, on se bidonnait. Donc, ils étaient contents.»
Quand il s'agit d'interpréter Nuits de Chine en duo, Jean-Paul
révèle une inaptitude totale au chant ! «Je chante tellement
faux que je le faisais dérailler : Oh ! le con, disait Gabin,
jai jamais vu ça. Tu le fais exprès ! Et il en pleurait
de rire.»
Larrivée de Noël
Roquevert, qui joue le rôle de Landru le patron du bazar, apporte
encore un peu de plus de jovialité. «Cétait un
obsédé sexuel extraordinaire ! se souvient Belmondo
. Il passait son temps à sortir des photos cochonnes, sa femme était
à lautre bout, sourde comme un pot, elle lui demandait : Quest-ce
que tu fais ? Et lui, imperturbablement sec : Cest rien, chéri,
je montre le chien ! Gabin pleurait de rire. Toute
la journée, Roquevert ne parlait que
de cul.»
Roquevert samuse bien lors du tournage
de la scène des feux dartifice, filmée sur la plage de Villerville.
«Les premiers essais ont été mauvais parce que la poudre
était humide et que Jean décampait avant même davoir
allumé les mèches. Je me souviens très bien quil
arrivait à pas lents devant les fusées qui devaient éclater.
Il tendait la main et approchait le bâton enflammé vers la mèche
quil devait allumer. Soudain, il était pris de panique et senfuyait
à toutes jambes. Lorsquil revenait, sa main tremblait autant, sinon
plus, et, une nouvelle fois, faisait demi-tour. Au bout de quatre ou cinq essais
- enfin - il a réussi. Ces mèches allumées, nous devions
partir en courant. Là, cétait prévu au scénario
! Belmondo , tel un gamin, me criait : Jte
gomme ! jte gomme !. Moi, plus gamin que lui, jai forcé
lallure
et je me suis claqué un muscle.»
Les 1er et 2 février, Henri Verneuil tourne
la fameuse scène de la corrida. À lentrée de Tigreville,
Gabriel Fouquet joue les toréadors avec les voitures de passage. Si un
Espagnol lui donne des conseils pour acquérir les bons gestes, Belmondo
se souvient surtout de la scène dont il a été le témoin
à Saint-Germain-des-Prés, quelques années auparavant :
Antoine Blondin lui-même sétait livré à cet
exercice devant la Rhumerie martiniquaise ! La corrida motorisée est
une vraie cascade qui présente des risques. Lacteur manque dailleurs
de peu de se fracturer la main. Sil est déjà casse-cou -
et depuis longtemps -, Belmondo nen a
pas encore la réputation, qui fera tant pour sa popularité. «Tu
es fou ? lui dit Gabin. Ne refais jamais ça,
Jean-Paul. On paie des gens pour prendre ces risques.»
L'équipe repart en studio à partir du 6 février pour encore
un mois de prises de vue. Un singe en hiver sort dans les salles le 11
mars et est présenté parallèlement à Cannes, pendant
le festival mais sans en faire partie ! Une projection est en effet organisée
au Rex, rue d'Antibes, pour les journalistes. «Je crains fort de manquer
de vocabulaire pour vous décrire la joie ressentie par tous les ayants
droit qui se sont battus pour assister à cet événement,
écrit Steve Passeur dans L'Aurore. Pour une fois, nos jugeurs
de films n'ont pas été avares de leurs éclats de rire.
Ils retentirent, dans un style étonnant, pendant quatre-vingt-dix minutes.»
Philippe Lombard