Un singe en hiver (1962)
Posté le 2013-01-21 21:40:58

Au printemps 1961, en plein tournage du Cave se rebiffe, Jean Gabin est en colère après Michel Audiard, son scénariste-dialoguiste attitré depuis Gas-oil, car il est parti en vacances en Italie sans avoir trouvé de sujet pour leur prochain film. Or, les caméras doivent commencer à tourner en octobre. Il s’agit, après Le Président, du deuxième des trois films que le trio Gabin-Henri Verneuil-Audiard doit faire pour le producteur Jacques Bar, cette fois en association avec la Metro-Goldwyn-Mayer. Le «Vieux» se calme en apprenant que le «P’tit cycliste», comme il le surnomme, a trouvé une idée : une adaptation du roman maritime de Roger Vercel, Au large de l’Eden. Il demande alors à ce que tout le monde se réunisse le soir même à une table du Fouquet’s ; il ignore évidemment que personne n’a lu le roman. Mais Audiard, prince de la mauvaise foi, ne se démonte pas pour si peu :

«Tu comprends, y en a marre de ces films où t’as toujours le cul dans un fauteuil. On va te faire un film de grand large. Toi, Jean, qui aimes la mer, tu vas pouvoir la respirer à pleins poumons pour le coup ! Tu vas être à la barre d’un morutier luttant dans les tempêtes. Et pis ton regard bleu sur la banquise blanche, ça va être drôlement chouette ! Tu te vois déjà, non ?»

Et tandis qu’Albert Simonin travaille à l’adaptation, Jacques Bar réserve un morutier auprès d’un armateur de Saint-Malo. Début septembre, il y fait monter Gabin… qui est incommodé par l’odeur de poisson et par le tangage. Il semble évident que le projet part mal. La lecture du scénario par Simonin, quelques semaines plus tard, achève de convaincre tout le monde que ce film n’est ni fait ni à faire. À la Metro, on s’inquiète car si Gabin ne tourne rien à la date prévue, il faudra lui payer un dédit. Michel Audiard propose alors une idée refusée par la MGM l’année précédente, une adaptation du roman d’Antoine Blondin, Un singe en hiver. Il aurait dû l’écrire avec le journaliste François Chalais et Gabin se serait retrouvé face à Daniel Gélin, mais la firme américaine n’y a vu qu’une histoire d’alcooliques. Aujourd’hui, elle n’a plus vraiment le choix. Audiard soumet toutefois une condition à ses amis : que Jean-Paul Belmondo interprète Gabriel Fouquet, cet homme que l'alcool transforme en toréador et qui va faire revivre de la même façon au vieux Albert Quentin son passé de fusillier-marin en Chine. Gabin accepte tout de suite, ravi de donner la réplique à un jeune comédien, qui plus est représentant de la «Nouvelle Vague»… même s’il n’a pas vu ses films.

Bébel est impressionné par la proposition, car l'acteur a été une de ses premières révélations. Mais avant de se demander s'il sera à la hauteur, il s'interroge sur son rôle et demande à Henri Verneuil s'il va «servir la soupe» à la star. «Regarde-moi bien dans les yeux, lui dit-il : on peut mentir à quelqu’un à court terme mais je ne me mettrai jamais dans cette situation et je te dis : vous avez deux rôles à égalité totale.» Belmondo accepte et le producteur Jacques Bar organise la rencontre entre les deux dans ses bureaux du 58, rue Pierre-Charon, à deux pas des Champs-Elysées.

- Bonjour, monsieur.

- Bonjour, monsieur.

«J’affirme encore aujourd’hui, précise André Brunelin - qui assista à la scène en tant qu’attaché de presse -, que c’est par cette simple et noble formule de politesse que se sont salués lors de leur première rencontre (…) Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo. Je n’ai pu en convaincre les journalistes qui m’interrogeaient alors pour connaître les premières paroles “historiques” échangées entre les deux comédiens. (…) “SALUT MÔME !” a titré l’ensemble de la presse, le lendemain, faisant ainsi preuve d’un sens peu commun de l’uniformité dans l’imagination, et attribuant naturellement ce propos au “vieux lion” à qui on faisait dire, en outre, qu’il considérait, tel un monarque, Jean-Paul comme son “dauphin”, son “héritier”, son “fils spirituel”.»

Le tournage débute à Houlgate par les scènes d’ouverture du film se déroulant en 1944. Dès son premier jour, Gabin joue l’ivresse, un état qu’il ne connaît pratiquement pas, malgré un penchant affirmé pour la boisson. Avec Paul Frankeur, il zigzague entre les explosions, dont l’une manque de faire passer l’assistant-réalisateur Claude Pinoteau de vie à trépas ! La semaine suivante, les prises de vue se poursuivent aux studios de Saint-Maurice.

Le 11 janvier, Jean-Paul Belmondo fait son entrée sur le film pour tourner les plans 364 à 368. Tous avec Gabin. Il s’agit de l’arrivée d’Albert Quentin et Gabriel Fouquet au bar de Georgina, bien décidés à se saouler. Une scène qui arrive au troisième tiers de l’histoire, alors que les deux hommes ont eu le temps de s’apprivoiser. Les deux acteurs, eux, se connaissent à peine. Mais Belmondo n’a rien à dire, se laissant conduire par Gabin dans ce lieu de perdition. Le lendemain, ils tournent la saoulerie proprement dite (plans 374 à 385), multipliant les toasts (au thé !), accoudés au comptoir.

Malgré cette complicité devant la caméra, les rapports entre les prises sont inexistants. Il faut dire que Gabin ne facilite pas les choses. «Il ne pipe pas un mot et vous regarde comme si vous étiez un paillasson, raconte Belmondo. Au bout d’un moment, cela devient gênant. Il semble se balancer totalement de ce qu’il va jouer ou ne pas jouer, et l’on se demande s’il a remarqué votre présence. Il lit Paris-turf en mangeant et ne salue personne, comme s’il était inconnu dans le studio où il prend ses repas. Comme je n’ai pas l’habitude d’aller lécher les orteils de ce genre de types, je l’ai laissé dans son coin.»

Le premier assistant-réalisateur Claude Pinoteau apporte cependant une précision à propos de l'attitude du «Vieux» sur un tournage : «Il ne parlait jamais. Quand il arrivait sur le plateau (même les jours où il ne tournait pas, il était là), il s'asseyait sur son fauteuil et regardait tout le monde. Si un technicien n'était pas à la hauteur ou se montrait antipathique, il en faisait assez vite sa tête de turc. Mais il respectait beaucoup les pros, les gars qui faisaient leur métier. Il observait un mutisme assez courant, souvent parce qu'il lisait son journal mais surtout par respect, parce qu'il faut du silence sur un plateau. Et ça l'amusait beaucoup plus d'être là et d'observer, plutôt que de rester dans sa loge. Dès que Belmondo est arrivé, ils étaient tous les deux sur des fauteuils, l'un à côté de l'autre. Comme Gabin ne parlait pas, Jean-Paul respectait son silence et il ne parlait pas non plus. Gabin a dû lui adresser la parole une fois, à cause des répétitions.»

Après ces deux jours en studio, l’équipe repart pour la Normandie. Les relations entre les deux acteurs sont toujours les mêmes. «Nous déjeunions ensemble, se souvient Jean-Paul Belmondo. Il lisait son canard et moi, L’Équipe. On ne s’est pas dit un mot en huit jours.» Pinoteau attribue aussi une part de ce silence au jeune acteur. «J'ai connu Belmondo sur d'autres films où il était plus extraverti, plus farceur. Sur celui-là, il était plus réservé, car il respectait infiniment Gabin qui l'impressionnait. Il mesurait la chance qu'il avait de jouer avec lui. Il avait le soucis de faire le poids. Avec une telle personnalité, il pouvait craindre d'être estompé complètement par Gabin, de disparaître. Il était très motivé pour faire le mieux possible et, en même temps, avec une simplicité qui ressemble à Jean-Paul.»

L'ancien observe son cadet et, petit à petit, se sent des affinités avec lui. Savoir qu’il a fait de la boxe et le voir lire un journal sportif y sont certainement pour quelque chose… Il apprécie aussi son naturel, cette façon de rester lui-même devant la caméra, tout comme lui. «Brusquement, un jour, (Gabin) m’a parlé avec une chaleur retenue que j’ai prise pour celle de l’amitié et je ne me trompais pas. Visiblement, il m’aimait bien. Mieux que ça. Nous sommes devenus de grands copains. Il a déclaré à tous les journalistes de passage que j’étais son successeur et que j’aurais pu tenir ses rôles d’avant-guerre aussi bien que lui.» Gabin le confirme à Henri Verneuil. «Combien de fois il m’a dit : “Maintenant, vous ne me direz plus : ‘Il nous faudrait un Gabin d’il y a trente ans’ : il est là !” Gabin a adoré Jean-Paul. Il l’a senti. Et Jean-Paul avait la notion du respect sans être un lèche-bottes.»

Autant dire que pour la scène tournée de nuit le 26 janvier, Jean n’a pas trop de mal à serrer Jean-Paul dans ses bras et à lui dire : «Embrasse-moi, mec ! Tiens, t’es mes vingt ans !» L’ambiance est détendue, surtout lorsqu'on en arrive aux scènes d'ivresse dans les rues de Villerville. «Gabin ne se retenait pas, se souvient Claude Pinoteau, il y allait carrément. Pour Belmondo , c'était plus facile de se lâcher, voyant Gabin se lâcher lui-même. Ils se sont amusés, et nous, derrière la caméra, on se bidonnait. Donc, ils étaient contents.» Quand il s'agit d'interpréter Nuits de Chine en duo, Jean-Paul révèle une inaptitude totale au chant ! «Je chante tellement faux que je le faisais dérailler : “Oh ! le con, disait Gabin, j’ai jamais vu ça. Tu le fais exprès !” Et il en pleurait de rire.»

L’arrivée de Noël Roquevert, qui joue le rôle de Landru le patron du bazar, apporte encore un peu de plus de jovialité. «C’était un obsédé sexuel extraordinaire ! se souvient Belmondo . Il passait son temps à sortir des photos cochonnes, sa femme était à l’autre bout, sourde comme un pot, elle lui demandait : “Qu’est-ce que tu fais ?” Et lui, imperturbablement sec : “C’est rien, chéri, je montre le chien !” Gabin pleurait de rire. Toute la journée, Roquevert ne parlait que de cul.»

Roquevert s’amuse bien lors du tournage de la scène des feux d’artifice, filmée sur la plage de Villerville. «Les premiers essais ont été mauvais parce que la poudre était humide et que Jean décampait avant même d’avoir allumé les mèches. Je me souviens très bien qu’il arrivait à pas lents devant les fusées qui devaient éclater. Il tendait la main et approchait le bâton enflammé vers la mèche qu’il devait allumer. Soudain, il était pris de panique et s’enfuyait à toutes jambes. Lorsqu’il revenait, sa main tremblait autant, sinon plus, et, une nouvelle fois, faisait demi-tour. Au bout de quatre ou cinq essais - enfin - il a réussi. Ces mèches allumées, nous devions partir en courant. Là, c’était prévu au scénario ! Belmondo , tel un gamin, me criait : “J’te gomme ! j’te gomme !”. Moi, plus gamin que lui, j’ai forcé l’allure… et je me suis claqué un muscle.»

Les 1er et 2 février, Henri Verneuil tourne la fameuse scène de la corrida. À l’entrée de Tigreville, Gabriel Fouquet joue les toréadors avec les voitures de passage. Si un Espagnol lui donne des conseils pour acquérir les bons gestes, Belmondo se souvient surtout de la scène dont il a été le témoin à Saint-Germain-des-Prés, quelques années auparavant : Antoine Blondin lui-même s’était livré à cet exercice devant la Rhumerie martiniquaise ! La corrida motorisée est une vraie cascade qui présente des risques. L’acteur manque d’ailleurs de peu de se fracturer la main. S’il est déjà casse-cou - et depuis longtemps -, Belmondo n’en a pas encore la réputation, qui fera tant pour sa popularité. «Tu es fou ? lui dit Gabin. Ne refais jamais ça, Jean-Paul. On paie des gens pour prendre ces risques.»

L'équipe repart en studio à partir du 6 février pour encore un mois de prises de vue. Un singe en hiver sort dans les salles le 11 mars et est présenté parallèlement à Cannes, pendant le festival mais sans en faire partie ! Une projection est en effet organisée au Rex, rue d'Antibes, pour les journalistes. «Je crains fort de manquer de vocabulaire pour vous décrire la joie ressentie par tous les ayants droit qui se sont battus pour assister à cet événement, écrit Steve Passeur dans L'Aurore. Pour une fois, nos jugeurs de films n'ont pas été avares de leurs éclats de rire. Ils retentirent, dans un style étonnant, pendant quatre-vingt-dix minutes.»

Philippe Lombard

[Sources : Première n°217, «Trente ans et vingt-cinq films» de Jean-Paul Belmondo (Voici, 1963), «Gabin» d'André Brunelin (Robert Laffont, 1987), «Noël Roquevert l’éternel rouspéteur» de Noël Roquevert et Yvon Floc’hlay (France-Empire, 1987), «Belmondo» de Philippe Durant (Robert Laffont, 1993), «Belmondo 40 ans de carrière» de Jean-Paul Belmondo (TF1 éditions, 1996), «Merci la vie !» de Claude Pinoteau (Cherche-midi, 2005), archives Bifi et le témoignage de Claude Pinoteau]

Titre Original :
SINGE EN HIVER, UN

Titre anglais :
A MONKEY IN WINTER / IT'S HOT IN HELL

Année : 1962

Nationalité : France

Réalisé par :
Henri Verneuil

Ecrit par :
Michel Audiard, François Boyer & Antoine Blondin

Musique de :
Michel Magne

Interprété par :
Jean Gabin, Jean-Paul Belmondo, Suzanne Flon, Gabrielle Dorziat, Hella Petri, Paul Frankeur & Noël Roquevert


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