Début 1962, Michel Audiard
propose à Alain Poiré de la Gaumont d'adapter un roman de son
ami Albert Simonin, Grisbi or not grisbi. Il s'agit du troisième
livre mettant en scène le personnage de Max-le-menteur après Touchez
pas au grisbi et Le cave se rebiffe, tous deux adaptés
avec succès au cinéma avec Jean Gabin.
C'est donc tout naturellement à ce dernier qu'est proposé le film.
Mais le "Vieux" est brouillé avec Audiard
depuis Mélodie en sous-sol (dont il n'a pas
apprécié le scénario, déséquilibré
au profit de Delon). Officiellement, il refuse de faire
le film car le jeune réalisateur Georges Lautner
veut imposer son équipe, ce qui le priverait de ses techniciens habituels.
L'acteur part tourner Maigret voit rouge de Gilles
Grangier.
Audiard pense alors à Lino
Ventura, qui n'est pourtant pas très à l'aise à l'idée
de tourner une comédie. " Je ne ferai rire personne "
est sa première réaction... Dans la presse, on affirme qu'il prétend
ainsi prendre la succession de Gabin. En effet, il va tourner à la suite
100 000 dollars au soleil et Les Tontons flingueurs,
tous deux dialogués par Audiard alors que
Gabin a prévu d'enchaîner des films écrits
par Pascal Jardin. "Je refuse qu'on se serve de mon nom pour écrire
de telles inepties, s'insurge l'acteur. Je n'ai jamais eu la prétention
de "copier" ou de "remplacer" Jean. Et il n'y a de rivalité de ma part
à son encontre que dans l'esprit rétréci des petits crétins
qui profitent d'une coïncidence (car c'en est une si mes deux prochains
films sont d'Audiard) pour essayer de créer
une polémique "dégueulasse" !"
Le roman d'origine décrit la guerre de succession entre
les frères Volfoni et Max-le-menteur, après la mort de Fernand
le " Mexicain ". Albert Simonin, Michel
Audiard et Georges Lautner reprennent le
point de départ mais inventent une nièce et écartent Max
au profit d'un certain Fernand Naudin. " L'écriture était
d'autant plus facile que nous avions déjà les acteurs, explique
Lautner . Lino Ventura,
Francis Blanche, Bernard
Blier et Jean Lefebvre étaient déjà engagés
alors que nous n'avions même pas fini d'écrire le scénario ! "
Mais à la Gaumont, on se montre circonspect. Il n'y a pas d'énormes
vedettes et le sujet ne fera assurément rire personne. Jean-Claude Sussfeld,
fils du directeur des productions Robert Sussfeld, raconte que "la Gaumont
avait l'habitude de signer aux comédiens et metteurs en scène
qu'elle employait, des options pour plusieurs autres films restant à
définir. (...) Loin d'être emballé par le sujet, Alain Poiré,
pour ne pas perdre ses options, décida à contrecÅur la mise en
production du film. Au milieu de la préparation, mon père, responsable
de la gestion financière, alla trouver Alain Poiré dans son bureau.
Partageant le doute de son producteur, il lui suggéra de tout arrêter
pendant qu'il était encore temps. Après réflexion, Poiré
décida de continuer."
Le tournage des Tontons flingueurs (un temps titré
Le Terminus des prétentieux) débute le 8 avril 1963 à
Saint-Nom-la-Bretèche. Bernard Blier connaît
bien Ventura pour partager régulièrement
aec lui des repas homériques, mais il n'est pas rassuré à
l'idée de recevoir un coup de poing, même de cinéma, de
sa part. "J'ai la trouille qu'il me file une vraie châtaigne !
Il l'a déjà fait deux fois, tu sais !" confie-t-il
à Mac Ronay (l'interprète de Bastien, le porte-flingue des Volfoni).
"Je l'ai rassuré : "Te bile pas, il a dû répéter !",
mais cela ne l'a pas empêché d'aller voir Lino et de lui lancer
en plaisantant : "J'te préviens, j'me laisserai pas faire !""
S'il épargne Blier, Ventura
frôle de très près le cascadeur Henri Cogan. "Sans
faire exprès, il m'a touché le menton ! On ne le voit pas
à l'écran mais j'ai dit : "Oh ! Elle est arrivée,
la belle bleue !", et Lino m'a répondu en souriant : "C'est
pour ma jambe !" Ensuite, je suis passé à travers le mur.. "
C'est en effet à Cogan qu'il doit l'arrêt de sa carrière
de catcheur après une mauvaise blessure sur le ring...
La plupart des intérieurs sont tournés aux studios
d'Epinay-sur-Seine, mais la maison du " Mexicain " est bien
réelle. Cette demeure de Reuil-Malmaison est louée à l'année
par la Gaumont. C'est donc là que se trouve la fameuse cuisine... "Elle
devait faire 2 mètres sur 3, et encore, raconte Lautner
. Pas de recul. C'est pour ça qu'il n'y a pas de mouvements de caméra.
Il y avait les acteurs entre la table et le mur, et de l'autre côté
de la table, il y avait nous. On me demande souvent s'il y avait beaucoup d'improvisation,
si les acteurs buvaient vraiment... On a tourné plusieurs jours pour
cette scène de la cuisine. Il n'était pas question de picoler.
C'était une concentration très dure. Tout était écrit
et on devait tourner très vite." Pour détendre l'atmosphère,
les partenaires de Jean Lefebvre s'amusent à lui faire une farce, en
mettant dans son verre un mélange de cognac, de whisky, de poire et même
de poivre ! Ce qui explique ses larmes...
En post-production, plusieurs acteurs sont doublés : Venantino
Venantini (par Charles Millot), Sabine
Sinjen (par Valérie Lagrange),
Charles Régnier (par Michel
Dupleix) et Mac Ronay (par André
Weber). Un travail est ensuite fait sur le bruitage des armes. "Nous
avions fait divers essais pour trouver un son particulier, explique Lautner
. Avec la bouche, ou encore un pistolet à bouchon... puis, grâce
à un copain qui faisait de la plongée, on a trouvé la solution,
dans ma baignoire, en déformant un bruit d'air comprimé",
qui est monté à l'envers. Enfin, la musique est confiée
à Michel Magne (alors que Georges
Delerue était initialement prévu). " Il m'a
déclaré : "J'ai un concept : bâtir la partition
sur les quatre notes du bourdon de Notre-Dame !" se souvient Lautner
. Sur le moment, je me suis dit : "Tiens, j'ai trouvé plus
paresseux que moi !" C'était une solution cossarde mais efficace :
prendre un seul thème et le décliner en baroque, swing, twist,
etc. Le travail de Magne sur Les Tontons flingueurs, c'est un gros gag.
Mais comme le film fonctionne au second degré, sa musique ne dépareille
pas. Quand Blier se prend un bourre-pif, l'effet
de répétition du thème - piano et banjo - accentue formidablement
le comique, à la façon d'un gimmick de dessin animé."
Malgré les réticences de la Gaumont, le film sera le troisième
succès français de l'année 1963, après La Cuisine
au beurre et Mélodie en sous-sol.
Philippe Lombard