En 1971, Claude Lelouch est invité à un dîner chez un ami, le réalisateur Pierre Kast, où sont également conviés des journalistes des «Cahiers du Cinéma». à la fin de la soirée, ponctuée de réparties obscures et prétentieuses (qui inspirera la scène de repas de «La Bonne Année»), Kast lui demande s'il a passé un bon moment. «J'ai dit : «Tu parles, je n'ai rien compris à ce que j'ai entendu !». Je l'ai revu le lendemain et (â¦) je l'ai remercié : «Tu sais, hier soir je me suis renforcé dans l'idée de faire un film sur la confusion, pour montrer à quel point les intellos mélangent tout. Ils sont séduits par n'importe quel discours si l'orateur a du charisme. Je vais faire un film là -dessus». Je lui ai parlé de mon idée de faire intervenir des voyous qui n'ont rien à cirer de rien, mais qui se servent de la politique pour faire de l'argent. (â¦) C'est ainsi que je suis parti sur «L'aventure c'est l'aventure», avec l'idée de tout dire et son contraire, de tout contrarier d'une seconde à l'autre, de pratiquer en permanence des marches avant et arrière, le seul fil rouge étant : «Est-ce que ça peut rapporter de l'argent ?».».
C'est donc à un film «politiquement incorrect» que s'attaque Lelouch, et c'est ce qui va d'ailleurs faire hésiter certains acteurs. Le premier auquel il pense, Jean-Louis Trintignant (qu'il vient de diriger dans «Le Voyou»), ne croit pas à l'histoire et pense ne pas pouvoir entrer dans le personnage. Il est remplacé par Jacques Brel. Simone Signoret doit interpréter la prostituée qui harangue la foule. «Elle aurait été étonnante en tribun. Mais elle a eu peur». C'est Nicole Courcel qui s'y colle. Charles Denner est rebuté lui aussi par son personnage (Simon, le «névropathe cyclique»), qui, selon Lelouch, «heurte ses qualités humaines. Mais il est acteur avant tout et il est finalement séduit par l'idée d'interpréter un personnage aux antipodes de lui-même». Lino Ventura a très envie de travailler avec le réalisateur mais il est un homme qu'il faut savoir convaincre et mettre en confiance. Lelouch parle de son groupe de Pieds Nickelés comme de «voyous surréalistes»⦠L'expression ravie l'acteur qui donne son accord.
Charles Gérard rejoint le casting sans aucune hésitation morale mais il reste encore un acteur à trouver. Lelouch pense avoir déniché la perle rare. Ce n'est pas un comédien mais un homme d'affaires, qui loue régulièrement la salle de projection des Films 13 pour y réunir ses clients. Bluffé par son charisme, il lui propose un rôle dans «L'aventure c'est l'aventure». «Je suis tenté mais, malheureusement, je ne peux pas. Mes affaires sont en train de démarrer et je n'ai plus une minute à moi. Si vous m'aviez fait cette proposition il y a quelques années, j'aurais accepté avec plaisir. Dommageâ¦Â». L'homme en question s'appelle Bernard Tapie. Lelouch le remplace par Aldo Maccione (déjà présent dans «Le Voyou»).
Lorsque le cinéaste commence à raconter l'histoire du film à Jacques Brel, celui-ci le coupe immédiatement : «Je vais vous dire la vérité : je rêve de faire de la mise en scène et vous êtes le réalisateur que j'ai le plus envie de piller. J'aime la spontanéité qui se dégage de votre cinéma. Je me fous de ce que vous me ferez faire. J'ai avant tout besoin de faire un stage : je vais vous espionnerâ¦Â». Lelouch présente ensuite le chanteur à Lino Ventura. Les deux hommes sont très différents mais le courant passe instantanément et une grande amitié va les lier des années durant.
Lelouch commence le tournage du film par les scènes italiennes entre Maccione et Ventura. D'emblée, le ton est donné et restera le même tout au long des semaines suivantes. L'équipe formée par les cinq acteurs est une bande de joyeux lurons, de grands gosses toujours prêts à s'amuser. «Les mecs étaient heureux de se retrouver tous les matins», raconte Lelouch. «Ils bouffaient ensemble à la cantine, ils se racontaient des conneries».
à Paris, lors de la scène de la fuite du palais de justice, les bandits descendent les escaliers en courant et les acteurs parient à celui qui arrivera le premier. Mais Denner (que Ventura et Brel appellent affectueusement le «Fêlé») n'est pas très sportif et ne parvient pas à courir aussi vite qu'eux. Au bout d'une dizaine de prises, Lelouch décide de ne le faire intervenir qu'en bas des marches. On le voit effectivement surgir de derrière une colonne (aux environs de la 103ème minute) !
à New York, où l'équipe est venue tourner une journée, Ventura et Charles Gérard doivent jouer une courte scène dans un ascenseur. «Claude, voulant les cadrer en contre-plongée, s'accroupit avec sa caméra», se souvient Claude Pinoteau assistant-réalisateur sur le film. «Mais Lino et Charlot, appuyés contre la paroi lisse de la cabine, fléchissaient imperceptiblement les genoux, obligeant Claude à se baisser chaque fois davantage pour trouver son cadre. C'est seulement quand Claude fut à plat au fond de la cabine qu'il comprit leur stratagème en les voyant à genoux !».
Cette ambiance dilettante va favoriser les improvisations de toutes sortes. Au Club Méditerranée de Fort-de-France, alors que acteurs et techniciens attendent de prendre un avion pour Antigua quatre heures plus tard, Lelouch repère un escalier à colimaçon et filme la séquence du «rêve d'Aldo», où Maccione en smoking noir humilie Ventura habillé en domestique. La scène où Ventura, Brel et Denner parient sur les différents groupes qu'ils viennent d'arnaquer est, elle aussi, improvisée, en attendant que l'équipe redescende. «C'était sans doute n'importe quoi, mais à un moment donné ce n'importe quoi devient l'essentiel» constate Lelouch.
Mais l'impro va aller encore plus loin dans le délire avec la scène de «la classe» sur la plage, qui est l'une des plus célèbres du film. «J'étais dans mon bungalow un dimanche», se souvient Claude Lelouch. «On ne tournerait pas. J'ai aperçu les quatre filles de dos, de loin, qui regardaient la mer. Est passé Aldo, sur la plage. Il était en plein repérage. Il est passé une fois, puis une deuxième fois. Il a accentué sa marche un petit peu, sans en faire des tonnes. Il voulait qu'on le remarque. Je suis parti dans un fou rire ! Et puis je suis allé voir Aldo : «Alors, ça marche ? âNon, pas terrible !». C'est à ce moment-là que j'ai eu l'idée de tourner la scène. J'ai réuni l'équipe et les acteurs. Mais Lino n'a pas suivi : «Tu me fais chier. C'est dimanche. Je me repose !». J'ai tergiversé : «Tu ne marches pas avec le groupe, mais tu peux te mettre au bout de la plage, pour les observer. Tu te marres de les voir faire les cons». Il a dit d'accord. Mais dès qu'il a vu passer les quatre il a éclaté de rire. C'était une scène que je ne pouvais pas lui expliquer. Il l'a vue sur pièce. Aldo savait ce que je voulais puisqu'il m'en avait donné l'idée. Charlot faisait n'importe quoi. Denner avait l'air d'un échassier et Brel déconnait. Quand Lino a vu ça, il est parti au quart de tour. C'est quelqu'un qui ne pouvait pas tourner ce qu'il ne comprenait pas⦠Il fallait le convaincre».
Outre une partie du casting (Charles Denner, Charles Gérard, Yves Robert, Aldo Maccione), Lelouch a visiblement repris plusieurs éléments de son dernier film, «Le Voyou» : la scène jouée en italien sans sous-titres, la voix off de Gérard Sire sur les exploits des truands⦠Dans le film, le faux enlèvement d'un enfant était organisé à l'occasion d'un vrai concert de Sacha Distel à l'Olympia. Dans «L'aventure, c'est l'aventure», Lelouch filme le concert de Johnny Hallyday au Palais des Sports (auquel assiste réellement les acteurs) et le chanteur est ensuite kidnappé avec son consentement par la joyeuse bande. Le plan à l'intérieur de la voiture une fois le coup réalisé est identique dans les deux films. Johnny connaît Lelouch depuis les années soixante, époque à laquelle il lui a réalisé des scopitones (les ancêtres du clip) pour «Jamais plus je ne danserai», «Pour moi la vie va commencer» ou «Pas cette chanson». Il est également très ami avec Brel depuis ses débuts. «Pour être décontracté, le tournage était décontracté !».
Profitant d'être à Miami et d'être libres jusqu'au lendemain midi, Ventura, Brel et Gérard s'envolent pour Las Vegas assister à un championnat de boxe. Au retour, Gérard se fait disputer par Lelouch qui avait besoin de lui pour tourner une scène. Le «Charles» que le premier assistant avait dégagé du plan de travail était Denner, pas lui⦠Si ce dernier est le plus souvent reclus dans sa chambre d'hôtel, Brel et Ventura aiment faire des virées avec lui pour des raisons bien particulières, comme le raconte Charles Gérard : «Dès qu'on partait en bagnole, les deux l'encadraient pour le chambrer. Moi, je servais de témoin, de public. Ils s'arrangeaient toujours pour qu'on soit tous les quatre dans la jeep : Denner, Lino, Brel et moi, plus le chauffeur. Un jour, je me suis échappé, parce que leur théâtre, je commençais à le connaître par cÅur. Ils sont venus me chercher. Sans moi, ils ne voulaient pas partir. Un autre type m'avait remplacé dans la voiture, ils l'ont fait descendre».
Dans l'avion qui ramène tout le monde à Paris, acteurs et techniciens sont plutôt tristes de voir cette aventure se terminer. Sauf peut-être Jacques Brel qui a rencontré à Antigua Madly Bamy, actrice-chanteuse guadeloupéenne qui deviendra la femme de sa vie. Toujours à l'affût, Lelouch tourne durant le vol la scène où Brel prend l'accent belge et se fait servir du champagne par une hôtesse. Si dans le film, il entre dans la cabine pour détourner l'appareil, dans la réalité, il demandera à prendre les commandes (il a son brevet de pilote) ! Ce qui vaudra une belle surprise aux passagers à l'écoute de cette annonce : «Le commandant Jacques Brel est heureux de vous avoir à bord !».
Philippe Lombard