À " Télérama " qui lui demandait
en 1964 si le dessin animé n'était pas plus adapté aux
aventures de Tintin, Philippe Condroyer (le
réalisateur de Tintin et les oranges bleues)
répondait : " Le graphisme de Tintin exigerait une animation
soignée, fignolée, à la Walt Disney. Son coût est
trop élevé pour la France. " Cette même année,
les faits lui donnent raison puisque la société d'animation bruxelloise
Belvision produit une adaptation télévisée de 55 minutes
de L'Affaire Tournesol de qualité moyenne. L'animation s'est pourtant
considérablement améliorée depuis les premiers essais (une
série de semi-animation en noir et blanc en 1957 et une coproduction
américano-belge de 1960 à 1962) mais est encore loin de restituer
le style d'Hergé.
Pour Raymond Leblanc, le patron de Belvision (et l'éditeur du journal
"Tintin"), c'est une étape de plus avant d'aborder son
rêve : le long-métrage destiné au grand écran.
Il produit Astérix le Gaulois (1967) puis
Astérix et Cléopâtre (1968).
Avec ses cent cinquante employés, Belvision est alors le plus grand
studio européen d'animation et peut rivaliser avec les Américains.
Décidés à voir grand, Leblanc et son équipe adaptent
le diptyque Les 7 Boules de Cristal - Le Temple du Soleil, en coproduction
avec Georges Dargaud. Greg, l'inventeur de Achille Talon, se charge du scénario,
après avoir travaillé sur les séries télé.
Hergé ne participe pas à la production
du film mais observe de loin le bon déroulement des opérations.
Pour lui, "le dessin animé est à la fois un art et une
technique, différents de ceux de la bande dessinée. Il s'agit
d'un langage nouveau, qui tient de la littérature et du cinéma.
Tout repose en effet sur l'adaptation : il faut ajouter et retrancher, partant
de l'Åuvre dessinée, pour la transposer en langage cinématographique.
Ce qu'a fait notre ami Greg qui est l'auteur de l'adaptation et du dialogue
: du premier album, il a tiré le point de départ, la motivation
si vous voulez de l'aventure de Tintin, c'est-à-dire l'exposé,
la justification-spectacle de l'action, tout le début du film. Mais le
cinéma n'explique pas : tout doit y être action. C'est pourquoi
tout ce qui était le sujet des 7 Boules de Cristal nous apparaît
résumé, mais en mouvement, dès que la voiture de Charlet
est prise en chasse par de mystérieux ennemis, quand se déclenche
l'orage qui, à Moulinsart, volatilise la momie de l'Inca Rascar Capac,
ou encore lorsque le malheureux Tournesol qui a mis à son poignet le
fatal bracelet est enlevé en hélicoptère. Ce langage nouveau,
c'est une " continuité ". Cela, c'est la création
de l'équipe de Belvision, qui est, au sens propre, l'auteur du film."
L'authenticité et la précision sont de mise. Les animateurs font
des recherches poussées sur les véhicules (l'hélicoptère
"Alouette", la Citroën ID 19...) et vont, pour la scène
de la fête du Pisco, jusqu'à filmer une authentique danseuse indienne,
dont tous les mouvements sont analysés pour les redessiner ensuite. La
danse des Dupond et Dupont serait même inspirée par un garçon
de bureau qui s'est amusé à imiter la jeune fille. Jean
Richard ouvre son zoo aux dessinateurs pour "croquer" les lamas
et le condor. Quant au Temple lui-même, Hergé
n'en ayant pas entièrement montré l'extérieur, une maquette
géante est construite que Claude Lambert, chef d'équipe des décors,
utilise pour les différentes prises de vues. 80.000 croquis sont utilisés
dans le film (la moitié seulement de ceux réalisés !).
La scène dans laquelle Tintin s'accroche à la roue de l'hélicoptère
des ravisseurs de Tournesol est inspirée de dessins préparatoires
d'Hergé pour Tintin et le
Mystère de la Toison d'Or, qui n'avaient pas été
utilisés.
Le compositeur François Rauber (L'Homme
de la Mancha) estime que Tintin est en somme un héros classique,
et qu'une orchestration à base de violons est toute indiquée.
Il demande à Jacques Brel d'écrire deux
chansons. "Il venait alors d'arrêter la scène et prenait
ses distances avec le métier, se souvient-il. J'étais convaincu
qu'il refuserait. L'idée de renouer avec son enfance et de rencontrer
musicalement Tintin, autre Belge célèbre né la même
année que lui, a déclenché son accord ! Et ses deux
chansons ("Ode à la nuit" et "Chanson de Zorrino")
ont été interprétées par Lucie Dolène, voix
chantée du personnage." Les autres voix sont celles de Philippe
Ogouz (Tintin) et de Claude Bertrand (Haddock).
À ce propos, Hergérecevra par courrier
la plainte d'un jeune spectateur : "Je n'aime pas le capitaine
Haddock au cinéma. Il n'a pas la même voix que dans les albums"
(!)
L'animation a nettement progressé. Le statisme a disparu, au prix parfois
de mouvements très amples et de personnages un peu trop gesticulants.
La représentation de Tintin est fidèle, en tous cas résolument
moderne, puisque le reporter adopte une tenue qui n'apparaîtra que dans
Tintin et les Picaros (1976) : un pantalon long et non plus une
culotte de golf. Le journal "Tintin" rapporte d'ailleurs à
ce sujet une anecdote : à la première du Temple du Soleil
au Paramount-Elysées à Paris, à laquelle avaient assisté
bon nombre de célébrités (dont Alain
Delon), Hergé dut faire face à
une mini-manifestation de jeunes gens brandissant les banderoles "Rendez
à Tintin sa culotte de golf" ! Mis à part ce mouvement
"contestataire", très localisé, le film a du succès
auprès des enfants, qui peuvent en suivre l'adaptation chaque semaine
dans "Tintin". Tintin et le lac aux requins suivra en 1972.
Philippe Lombard