En 1972, alors qu'il vient d'essuyer deux échecs commerciaux
(La Poudre d'escampette et Chère Louise), Philippe de Broca se voit proposer un scénario de Francis
Veber par le producteur Alexandre Mnouchkine. "Quand on m'a proposé
le scénario du Magnifique, j'ai trouvé tout de suite l'idée
brillante. Cette histoire d'un romancier besogneux qui écrit à
la chaîne des livres policiers au rythme de deux par mois pour payer ses
factures et la pension alimentaire de son ex-femme, et qui s'identifie à
son héros, le célèbre agent secret Bob Sinclar, c'était
très séduisant. Et puis, j'ai eu peur de la difficulté
que représentait le passage constant de la réalité à
l'imagination. Je me suis dit "c'est rudement casse-gueule". Et quand
Belmondo est venu me demander de jouer le rôle,
il a emporté ma décision. Il était tellement le personnage
que je n'ai plus pensé aux pièges possibles. Ça n'a tout
de même pas été du gâteau."
En effet, la collaboration avec Veber est loin d'être
facile. Il est alors un scénariste vedette, à l'origine de succès
comme L'Emmerdeur, Il était une fois un flic ou Le
Grand Blond avec une chaussure noire et s'enorgueillit de livrer des
scripts "clé en main". "Je m'entends très bien
avec des gens qui n'ont pas de prétention de scénariste",
dit-il à l'époque. Le problème pour De
Broca est qu'il n'y a pas d'histoire d'amour et il souhaite développer
le personnage de la voisine intégrée par l'écrivain dans
son roman. Devant le refus de Veber, le réalisateur
fait alors appel à Jean-Paul Rappeneau.
Les deux hommes vont écrire le double rôle de Christine / Tatiana,
l'étudiante en sociologie et l'espionne fatale.
Mnouchkine a l'idée de confier le personnage à
Jacqueline Bisset, actrice anglaise passée
par Hollywood (Bullitt, Airport, Le Détectiveâ¦)
et qui vient de tourner La Nuit américaine de François
Truffaut. Belmondo est d'accord mais De Broca n'est au départ pas très enthousiaste ;
il finira par se laisser convaincre. Sur le tournage cependant, qui commence
au Mexique en mars 1973, des doutes subsistent sur la crédibilité
de l'actrice dans ce double rôle. "Nous étions nombreux
à nous demander si elle serait vraiment crédible en Tatiana, la
femme fatale de rêve, raconte le maquilleur Charly Koubesserian. Le jour
où je lui ai fait le maquillage de Tatiana, je me suis rendu compte que
cette fille qui a des yeux superbes et possède un magnifique sourire,
pouvait aller très loin dans la séduction. Sur elle, quel que
soit le maquillage, rien ne devient jamais vulgaire. Ainsi est-elle parfaitement
capable de devenir une séductrice ravageuse, une vamp dans le sens pur
du terme, et l'instant d'après, avec un autre maquillage, redevenir l'étudiante
tranquille."
Philippe de Broca s'était rendu à
Acapulco quelques mois auparavant afin de repérer les lieux du tournage.
Il en était revenu enchanté mais n'avait pas réalisé
qu'il était tombé en pleine saison des pluies et que le tournage
se déroulerait en saison sèche. "Il n'y avait plus que
des palmiers avachis, une végétation toute grise, moche, assoiffée.
Je ne savais plus où foutre la caméra." Les problèmes
continuent quand un laboratoire mexicain raye le négatif des premières
scènes et que Belmondo se tord gravement
la cheville en sautant de sa Ford LTD décapotable. Alexandre Mnouchkine
décide alors d'interrompre le tournage deux semaines, le temps que la
star se repose et que De Broca fasse de nouveaux
repérages à Puerto Vallarta.
Lorsque les prises de vues reprennent, l'équipe se heurte
à des difficultés techniques qui étaient toutefois prévues,
eu égard à certaines scènes mouvementées du script.
"Immerger une cabine téléphonique par dix mètres
de fond dans des eaux infestées de requins, dresser un miroir de 10 mètres
de large et de 5 mètres de haut au milieu d'une route en lacets, diriger
un ballet d'hélicoptères au-dessus des pyramides Teotihuacan,
ça pose quelques problèmes."
De Broca a soigné les transitions entre
le monde imaginaire de Bob Sinclar et l'univers quotidien de François
Merlin. La première se fait sur une plage mexicaine où la femme
de ménage du romancier passe l'aspirateur au milieu d'une fusillade.
Pour ce plan, la comédienne Monique Tarbès
a fait l'aller-retour dans la journée ! D'autres, comme André
Weber (partenaire de Belmondo dans Ho !
et plus tard dans Le Professionnel), Jean
Lefebvre (imposé par Bébel) et Vittorio
Caprioli (doublé par Georges Aminel)
restent sur place plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Pour simplifier
ces passages entre le Mexique et la France, De Broca
choisit de donner certains petits rôles à des membres de son équipe
(le maquilleur, l'assistant-opérateur) ou à lui-même (il
est un des plombiers), afin d'être certain d'avoir tout le monde sous
la main.
Pour Jean Lefebvre, le tournage est
l'occasion d'une belle frayeur. "J'avais une scène où
je devais mourir, fusillé par Jean-Paul. Les Mexicains m'ont bourré
d'explosifs. Ils ont passé deux heures à m'en mettre partout et
on s'est préparé à tourner. Mais, au moment où De Broca était sur le point de dire "moteur"
j'ai vu le type qui était derrière la caméra faire le signe
de croix. J'ai été pris d'une peur panique et j'ai hurlé
à De Broca d'arrêter
tout. J'ai expliqué à mon metteur en scène ce que je venais
de voir et je lui ai dit que tout cela n'avait pas l'air très sûr.
De Broca m'a assuré que
c'était le même cascadeur qui faisait les grands westerns américains,
qu'il avait un talent fou en matière d'explosifs⦠Il avait beau dire,
je n'étais pas rassuré pour autant. On a tourné et tout
s'est très bien passé. Mais c'est quand même ce jour-là
que j'ai eu la plus grande peur de ma vie. Et pendant ce temps, Belmondo
hurlait de rire !"
Après une soirée délirante où De Broca et Belmondo fêtent
leurs quarante ans (une partie du mobilier de l'hôtel finit dans la piscine !),
le tournage se poursuit à Paris : la mosquée de Paris (la
mission de Bob Sinclar à Bagdad), le 17 de la rue des Tournelles (l'appartement
de François Merlin), une résidence étudiante de la rue
Tournefort (le Centre international de Sociologie), le Jardin des Plantes, les
places de la Bastille et de la Concorde et le canal Saint-Martin. À Epinay,
François de Lamothe construit le décor de l'intérieur d'un
temple mexicain, QG de l'organisation ennemie. Bob Sinclar y tue ses adversaires
et une rivière de sang s'écoule du grand escalier. "Je
voulais faire une parodie de la violence, du sadisme, du sexe et de la cruauté,
explique à l'époque De Broca,
me venger de tout ce que je n'aime pas dans le cinéma d'aujourd'hui,
faire un sort à ces héros que l'on voit mourir en tombant au ralenti
et qui pissent le sang comme des fontaines." Le sang utilisé
est d'origine animale et l'odeur restera dans le studio des semaines durant,
indisposant les tournages suivantsâ¦
Lors de la première projection privée du film, Francis
Veber sort dès la deuxième bobine et refuse que son nom
soit crédité au générique (aucun ne le sera, d'ailleurs).
"C'est un sujet que j'aime beaucoup et qui me tenait particulièrement
à cÅur, dira-t-il plus tard. Cet auteur qui se prend pour ses personnages,
c'est un peu moi. Mais je n'ai vraiment pas aimé la façon dont
Philippe de Broca l'a réalisé et
c'est pourquoi j'ai fait retirer mon nom du générique. C'est un
film que j'aurais aimé faire et que j'aimerais pouvoir refaire un jour.
De Broca en a fait une bouffonnerie
mais je pense qu'en le traitant de façon sincère, il pouvait être
cent fois mieux." Fair-play, De Broca
reconnaîtra les apports de Veber. "Je
le dis, je l'affirme, la plupart des éclats de rire du film lui reviennent.
Mais à mon avis, il ne savait pas bien exploiter toutes ses idées."
Le scénario s'est intitulé Raconte-moi une histoire puis
en cours de tournage Comment détruire la réputation du plus
célèbre agent secret (sur le clap, cependant, ne subsistait
que Agent secret par manque de place !). Il sera d'ailleurs traduit
ainsi en Grande-Bretagne, en Espagne et en Italie, mais deviendra en France
Le Magnifique, sur une idée du coproducteur Robert Hamon.
Philippe Lombard