En 1974, le producteur Michel Ardan (Les Grandes
Gueules, Les Bidasses en folie) demande au cinéaste
Christian-Jaque (Fanfan la Tulipe, Le
Saint prend l'affût), s'il connaît la bande dessinée
Docteur Justice. "À ma grande honte, je dus bien reconnaître
mon ignorance en la matière. Puis, il me soumet l'idée de faire
un film avec ce personnage et nous en restons là. Le dimanche suivant,
je rencontre un de mes petits neveux, je lui demande s'il connaît Docteur
Justice, et alors là, je reçois une réponse tout à
fait enthousiaste : "C'est une histoire fantastique, des aventures
extraordinairesâ¦"" Christian-Jaque
revoit alors Ardan pour lui signaler son intérêt.
Benjamin Justice est un médecin travaillant pour l'Organisation
Mondiale de la Santé. Ayant appris le judo auprès d'un maître
japonais, il sait se défendre et maîtrise le kiaï (le "cri
qui tue"). Ses adversaires sont des esclavagistes, des trafiquants de médicaments,
des mercenaires et des dictateurs. Créé en 1970 par le dessinateur
Carlo Marcello (qui s'est inspiré d'Alain Delon) et le scénariste
Jean Ollivier, le héros a vécu ses aventures dans les pages de
"Pif Gadget" avant d'avoir son propre magazine. Surfant sur la vague
du kung-fu, Docteur Justice rencontre un grand succès auprès du
jeune public.
Il est pourtant difficile de convaincre des financiers de participer à
un "film de karaté" français ; le budget obtenu
par Ardan est donc limité et ne permet de ne consacrer que trois mois
à l'écriture du scénario. Marcello trouve la trame générale :
une organisation criminelle parvient à voler du pétrole transporté
par des supertankers. Après avoir écarté l'idée
d'accostage (la loi maritime l'interdit), le dessinateur imagine un pipe-line
souterrain qui aboutirait en mer (et vend l'idée à Christian-Jaque
en affirmant que les Allemands procédaient ainsi pendant la guerre, pieux
mensonge). Le réalisateur et Jean Ollivier peaufinent le script, tandis
que Jacques Robert se charge des dialogues.
Reste maintenant à dénicher l'interprète
principal. "Trouver un acteur qui soit acrobate, karateka, cascadeur,
bon comédien et qui, en plus, ait le physique de Docteur Justice était
une gageure ! (â¦) Nous avons reçu des dizaines de photos, vu
défiler sous nos yeux des dizaines de comédiens qui n'avaient
pas le moindre point commun avec le personnage." Le choix se porte
finalement sur John Phillip Law, qui a déjà
interprété deux personnages de bandes dessinées :
Diabolik dans le film de Mario Bava et l'ange Pygar
dans Barbarella de Vadim.
L'acteur américain n'a qu'un mois pour s'initier aux arts martiaux. Quatre
heures par jour, il suit l'entraînement intensif des karatékas
Roger Paschy et Francis Didier, tous deux champions d'Europe, au karaté-club
Yamatsuki à Paris.
Gert Froebe hérite du double-rôle du
méchant et de son jumeau (chose amusante, Froebe
avait failli jouer le jumeau de Goldfinger dans une première version
des Diamants sont éternels) et Nathalie
Delon campe l'héroïne principale. Parmi les combattants du
film se trouvent Roger Paschy, le cascadeur Lionel Vitrant, ainsi que Gilles
Béhat (futur réalisateur de films d'action tels que Rue
Barbare).
Le Lamgeais, un pétrolier de 250 000 tonnes et de 280 mètres
de long, est loué à la société BP pour le film.
De Dunkerque à Dakar, Christian-Jaque filme
le bateau sous toutes les coutures, bénéficiant de la collaboration
du commandant de bord qui manÅuvre selon ses demandes pour obtenir les meilleures
prises de vues. Une partie du film se déroule à Bruges, tandis
que la poursuite en chars à voile est tournée au bord de la mer
du Nord, avec le champion du monde Alain Houtsoegher. "C'est une scène
dont j'attendais beaucoup, raconte le réalisateur, qui devait être
très spectaculaire, c'était la première fois qu'on tournait
une telle scène. Malheureusement, le vent nous a fait défaut et
nous n'avons pu bénéficier de sa présence que pendant une
demi-heure pendant laquelle j'ai fait ce que j'ai pu pour donner l'idée
de vitesse et de danger." De son côté, Rémy Julienne
s'occupe de la poursuite en voiture en Espagne, près d'Alicante.
Le film a bien failli s'arrêter définitivement en
cours de route et de manière tragique, lorsque le Docteur Justice s'échappe
de l'usine désaffectée où il est retenu prisonnier. "John Phillip Law est un garçon très
courageux qui n'a pas voulu se faire doubler, se souvient Christian-Jaque.
Il devait descendre une cheminée d'usine d'une trentaine de mètres
de haut en se retenant au fil du paratonnerre que nous avions doublé,
par sécurité, d'un câble. Il a effectué la descente
deux fois, il a pris confiance, et puis, les metteurs en scène sont toujours
un peu responsables des accidents, je lui ai demandé d'aller un peu plus
vite, et pour je ne sais quelle raison il a lâché le câble,
est parti à la renverse, a traversé une toiture avant de gésir
étendu sur le sol ; à ce moment-là nous l'avons cru
mort." Law en réchappe mais le
tournage est interrompu pendant deux mois.
À sa sortie, le film reçoit la "Ceinture d'or", prix
remis par l'Union Française de Karaté. Mais Christian-Jaque
éprouve un certain regret : "Je ne suis pas certain que
les enfants aient aimé l'interprétation de John
Phillip Law, et j'ai l'impression qu'en lui ils n'ont pas reconnu
le "Docteur Justice"". L'acteur est sans doute moins à
blâmer que le scénario qui fait du personnage un homme plutôt
léger (doublé par Dominique Paturel),
porté sur les femmes et qui subit les événements au lieu
de les provoquer⦠Plusieurs séquences (la descente de la cheminée,
Justice enfermée dans une cage pendant que de l'eau monteâ¦) seront réutilisées
par Marcello dans les bandes dessinées ultérieures.
Philippe Lombard